olivier godechot

SALADIN Flora, 2006, « Compte rendu de l'ouvrage de Julien Duval, Critique de la raison journalistique, Paris, Seuil, "Liber", 2003 ».

Julien Duval, Critique de la raison journalistique. Les transformations de la presse économique en France, Seuil, 2003




Critique de la raison journalistique est issu d'une recherche menée entre 1997 et 2003 par Julien Duval, qui est aujourd'hui chargé de recherche au CNRS et enseigne la sociologie à l'Institut d'études politiques de Rennes et à l'École nationale de la statistique et de l'analyse de l'information (ENSAI)[1]. Le sociologue traite dans cet ouvrage des rapports entre « la presse et l'argent » en remontant aux origines de la presse économique et financière en France, à l'aune du contexte de « retour en force du libéralisme » et des restructurations du secteur de la presse.
Au-delà des classiques dénonciations de manipulations ou d'une certaine pensée unique régnant dans l'univers journalistique, l'auteur entreprend de montrer qu'il existe une autre manière d'aborder les relations entre et la presse et l'argent en renouvelant le débat par les sciences sociales. Portant un regard critique sur ce champ d'étude (la recherche se résumant trop souvent pour l'auteur à des approches purement « économiques » de la presse ou à des études historiques), Julien Duval a pour ambition de nous proposer une sociologie économique de la presse. Il s'agit pour Julien Duval de montrer, à travers une approche historique et sociologique, l'impact de l'économie sur la presse et sur la société dans son ensemble avec le souci de renouveler cette problématique à travers l'étude du journalisme économique. Pour cela il étudie conjointement le type d'influence que des pouvoirs économiques peuvent exercer sur la production journalistique et la manière dont les médias traitent de ces pouvoirs dans leurs rubriques spécialisées.
Sa démonstration emprunte aux outils de la théorie bourdieusienne des champs qui lui permettent de dégager les mécanismes et rapports de force du journalisme économique[2]. Il substitue ainsi le problème de l'autonomie d'un champ à la question traditionnelle de l'indépendance du journalisme. Cette conceptualisation lui permet aussi par exemple de répartir les journaux en fonction de leur intégration au monde économique. Les plus intégrés étant les journaux dominants dans le champ médiatique, dans lesquels l'économie est abordée comme une entité distincte du reste de la société, sans conséquences sociales. Pour les dominés, il s'agit souvent moins de « fournir au lecteur l'information dont il a besoin » que de l'aider à « comprendre l'actualité » ou « à comprendre le monde pour le changer ». Mais Julien Duval a aussi choisi d'inscrire son propos dans le projet de « sociologie de la presse » qu'a esquissé Max Weber il y a près d'un siècle. Il se propose d'étudier dans cette perspective « les conditions économiques dans lesquelles s'exerce l'activité journalistique, les caractéristiques sociales des journalistes, le travail journaliste, les aspects organisationnels et professionnels, l'impact de la presse sur une "vie moderne" transformée par "le caractère public spécifique engendré par la presse" ». Il ne s'agit pas, pour l'auteur, d'embrasser tous les rapports entre le journalisme et l'économie mais plutôt de déterminer le type d'indépendance ou de liberté dont les journalistes peuvent bénéficier « pour traiter d'un monde économique dont ils dépendent nécessairement ».
Pour répondre à cette question, l'auteur commence son ouvrage par un retour historique sur ces fameux rapports entre la presse et l'argent en remontant aux premières heures de la presse écrite en France. Il découpe ainsi en trois périodes distinctes l'évolution de cette frange du journalisme : la seconde moitié du XIXe siècle, d'abord qui voit l'apparition des journaux financiers entretenant des relations « étroites » et souvent décriées par les historiens avec le capitalisme industriel et financier. L'entre-deux-guerres, ensuite, avec son lot de réformes pendant laquelle naît la conception d'une certaine indépendance de la presse par rapport aux puissances économiques. Les décennies suivant la Libération, enfin, marquant l'apparition d'un « journalisme économique » et la transformation des rubriques spécialisées ou encore l'apparition de « L'information économique ». Le sociologue n'oublie pas non plus de s'intéresser dans cette perspective historique à l'évolution du groupe « journalistes spécialisés dans l'économie ».
Puis, dans un second chapitre il se propose d'identifier les médias traitant de l'économie ainsi que l'espace du journalisme économique avant d'étudier les transformations et évolution de cet espace tout au long des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. L'analyse vise à identifier des rapports de force au sein d'un espace dont l'autonomie est en perpétuelle mutation. Pour lui, d'ailleurs cet espace serait condamné à osciller entre une logique politico-journalistique et une logique capitaliste. Mais entre la mission d'informer le citoyen et celle de servir les milieux financiers, les journaux dominants de la presse économique pencheraient pour cette dernière avec la diffusion d'informations pratiques et de croyances économiques soumises aux intérêts des actionnaires et annonceurs. Enfin, Julien Duval consacre sa dernière partie au magasine télévisuel Capital qui selon lui incarne « le succès du pouvoir économique en France ». Cette approche monographique lui permet pour finir de généraliser son propos à l'ensemble de la presse mais aussi aux débats politiques qui se sont approprié de plus en plus un certain type de vocabulaire comme un certain mode de pensée révélateurs de ces mutations de la société en profondeur.
Le livre pour certains pourrait pâtir d'un certain déséquilibre dans sa construction. La partie historique paraîtrait ainsi trop brève pour constituer une véritable rétrospective, ou trop longue pour une analyse essentiellement consacrée à l'actualité de ces vingt dernières années. De la même manière, le dernier chapitre consacré à l'émission Capital pourrait paraître disproportionné par rapport à l'ensemble de l'ouvrage. Mais ces deux chapitres semblent indispensables pour l'intelligence du renouvellement de l'approche souhaitée par l'auteur. Histoire, monographie, sont autant d'outils qui lui servent à enrichir, développer et donner du crédit à son propos. Engagé l'ouvrage se veut aussi très pédagogique puisque très riche en références (articles, livres), il s'appuie en outre sur de nombreux outils statistiques dont l'usage est longuement détaillé en annexe. Cette réflexivité de l'auteur sur ses propres sources et analyses fournit au lecteur même peu féru d'économie une grande facilité de lecture tout comme ses nombreux emprunts à la littérature classique (en particulier L'Argent de Zola qui lui sert tout à la fois d'objet d'étude mais aussi de source sociologique tout au long de son premier chapitre).
Surtout, les propos de l'auteur résonne de façon tout à fait particulière avec l'actualité très récente (sortie du documentaire Viva Zapatero où la journaliste Sabina Guzzanti dénonce le musellement des médias par Silvio Berlusconi en Italie ou plus récemment encore la polémique autour du magazine Captal dont les journalistes ont dénoncé la « censure » dont leur émission sur la Française des jeux vient de faire l'objet). Même si Julien Duval paraît parfois « régler ses comptes » avec certains grands titres de presse, son propos est avant tout de montrer que ces évolutions des médias et de leurs rapports à l'économie dans toutes ses acceptations ne sont que le symptôme de l'envahissement par « l'économique » du champ de la réflexion politique et sociale et du dépérissement d'une approche politique de l'actualité. Pour l'auteur, cette excroissance de l'économie se serait généralisée à l'ensemble de la presse écrite et audiovisuelle sous l'emprise grandissante des logiques commerciales et publicitaires et atteindrait même toutes les sphères de la société y compris celle de la culture, de plus en plus tributaire des impératifs de rentabilité. En effet, au-delà du changement de focale adoptée par l'auteur, son apport tient dans sa volonté d'ouvrir les réflexions sur le journalisme économique. Pour lui, il n'est pas seulement un très bon révélateur des relations qu'entretiennent aujourd'hui le monde journalistique et le monde économique, il permet aussi de mieux comprendre quelques-unes des transformations majeures qui ont affecté, durant la période récente, le journalisme en France. Le sociologue met ainsi en évidence, avec force de conviction, le rôle joué par les médias dans la construction sociale de l'économie et dans la diffusion des croyances et visions du monde associées à l'économie libérale dont ils sont des acteurs à part entière, à l'avant-garde même de ces mutations.

SALADIN Flora, Mars 2006


[1]Il est coauteur du " Décembre " des intellectuels français (Raisons d'agir, 1998) avec C. Gaubert, F. Lebaron, D. Marchetti et F. Pavis, et collabore également aux Actes de la recherche en sciences sociales.

[2]Remarquons que Critique de la raison journalistique est publié dans la collection « Liber » créée par Pierre Bourdieu.

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