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Godechot Olivier, 2021, « Les inégalités aux rythmes de la financiarisation », La Vie des idées, 22 février 2021.

    Les inégalités aux rythmes de la financiarisation

    À propos de : Ken-Hou Lin, Megan Tobias Neely, Divested. Inequality in the Age of Finance, Oxford University Press
    par Olivier Godechot , le 22 février

    La financiarisation qui envahit aujourd’hui toutes les sphères de l’économie n’est pas un phénomène uniforme et monolithique. C’est en distinguant soigneusement les différents mécanismes par lesquels elle se déploie qu’on pourra comprendre en quoi elle produit des inégalités sociales.

    À rebours de l’analyse classique qui fait de la hausse des inégalités contemporaines avant tout le résultat d’un progrès technologique biaisé (soit un type de croissance où la demande de travail qualifié augmente plus vite que son offre), l’ouvrage Divested. Inequality in the Age of Finance propose une autre piste d’explication. L’augmentation des inégalités résulte de la financiarisation de l’économie entendue non seulement comme une croissance rapide de l’activité du secteur financier, mais aussi comme le résultat d’une transformation financière des revenus, de l’investissement, de l’endettement et de l’épargne des autres acteurs de l’économie, notamment des entreprises non-financières et des ménages. Ken-Hou Lin et Megan Tobias Neely proposent ainsi une synthèse cohérente et inspirante des travaux des quinze dernières années sur la financiarisation, tout en ajoutant aussi des perspectives nouvelles sur certaines de ses dimensions les moins étudiées comme la dette étudiante ou la crise des retraites par capitalisation.


    Une synthèse sur la financiarisation des États-Unis

    L’ouvrage propose de démontrer la relation consubstantielle entre la financiarisation du capitalisme contemporain et l’explosion des inégalités en prenant comme exemple empirique les États-Unis. Il commence en présentant dans les deux premiers chapitres ces deux transformations majeures et poursuit par quatre chapitres centrés sur différents espaces où la relation se noue : le secteur financier, les firmes non-financières, l’endettement des ménages et leur patrimoine. Un dernier chapitre porte sur les inflexions liées à la crise financière de 2008 et à sa régulation. L’ouvrage est clair et bien structuré. Il combine habilement une analyse historique des transformations institutionnelles avec une analyse statistique riche de nombreux graphiques représentant cinquante ans d’évolution des différents indicateurs de financiarisation ou d’inégalité.

    La fin du système de Bretton Woods, qui réactive le marché financier international, la crise des années 1970, qui décrédibilise la régulation étatique keynésienne et favorise la dérégulation, et l’inflexion libérale des années 1980, qui remet au centre l’entreprise privée et les actionnaires ont permis la financiarisation de l’économie. Le démantèlement des régulations issues du New Deal, loin de bénéficier aux consommateurs, favorise au contraire un désencastrement marchand des services bancaires et une concentration grandissante du secteur : la part des actifs des trois premières banques passe de 10 % des actifs bancaires en 1990 à 35 % en 2007 (p. 62). La financiarisation se décline au-delà en quatre tendances majeures : a) l’augmentation du secteur financier dans la valeur ajoutée de l’économie (tant sous forme de profit que de salaire), b) la réorientation des entreprises non-financières vers des activités financières, c) la soumission des entreprises aux impératifs de la valeur actionnariale et d) l’expansion de l’endettement, notamment des ménages. Lin et Tobias Neely en analysent systématiquement les conséquences en matière d’inégalité de distribution de revenus et de patrimoines à la fois entre les différents groupes de revenus, mais aussi en tenant compte de l’impact intersectionnel en termes de genre, de situation parentale et d’origine ethno-raciale.

    L’ouvrage souligne que l’augmentation des inégalités liée à la financiarisation tient avant tout au fait que la finance est une niche salariale où l’on verse des salaires très élevés à une toute petite minorité de banquiers de Wall Street, principalement des hommes blancs. La structure de la rente salariale financière s’inverse. Au début des années 1970, les salariés du bas de la hiérarchie salariale bénéficient plus fortement d’un emploi en finance (+35 % de salaire en plus finance par rapport aux autres secteurs) que ceux du haut (+20 %). Au contraire, quelques décennies plus tard, l’emploi en finance favorise plus le haut de la hiérarchie (+60 %) que le bas (10 %).

    Au-delà du secteur financier, les entreprises non-financières se bancarisent et accroissent les revenus d’origine financière, notamment en couplant, comme dans le secteur automobile, la vente de biens à la distribution de crédit. Elles se soumettent aussi de plus en plus aux impératifs de la « révolution actionnariale ». Au nom de la création de valeur pour l’actionnaire, elles restructurent l’activité sur leur cœur de métier, externalisent les activités annexes, délocalisent la production vers des pays à faible salaire, suppriment les avantages sociaux, notamment les plans de retraite à prestation définie et essayent de briser le pouvoir des syndicats. Alors même que les dirigeants salariés d’entreprise auraient pu aussi être fragilisés par le retour en force de l’actionnaire, ils réussissent à renouveler et renforcer leur pouvoir en prétendant agir en leur nom. Ainsi, dans les années 1990, les salaires des 350 PDG les mieux payés passent de 3 à 20 millions de dollars.

    L’endettement constitue la principale manifestation de la financiarisation ménages. Longtemps, les ménages étasuniens les plus pauvres n’avaient que peu accès au crédit bancaire, ce qui les maintenait dans une trappe à pauvreté. Le développement du crédit, soutenu par la dérégulation et la titrisation, aurait pu permettre une plus grande inclusion financière et tempérer les inégalités. Toutefois, l’amélioration de l’accès au crédit a bénéficié d’abord aux classes moyennes, notamment aux ménages situés entre le 60e et le 80e percentile. Le haut de la distribution utilise le crédit essentiellement pour des acquisitions immobilières qui entrent dans le patrimoine, alors que le bas de la distribution a plus recours au crédit à la consommation, plus onéreux, et qui ne permet aucune accumulation patrimoniale. Le cinquième des ménages le plus pauvre est alors plus souvent confronté (et ce de manière croissante au cours des années 2000) aux incidents de remboursement et au surendettement (p. 132). Leur inclusion dans le crédit étasunien semble donc coûteuse, ou sinon, moins bénéfique que pour les autres groupes de revenu.

    Outre les inégalités entre groupes de revenu en termes d’accès au crédit et de constitution d’un patrimoine, l’ouvrage démontre aussi l’accroissement des inégalités patrimoniales selon l’origine ethno-raciale (p. 144) et surtout le différentiel de destin selon les générations, liés à deux crises profondes pour la société étasunienne : la crise des retraites et la crise de la dette étudiante. Ainsi la proportion de salariés bénéficiant d’un plan de retraite a diminué de 55 à 40 % entre 1980 et 2014 (p. 105). En outre, la transformation des plans de retraite de prestations définies en plans à contributions définies les rend plus incertains et généralement moins rémunérateurs. De même, l’augmentation considérable du coût des études supérieures a conduit à une très forte augmentation de l’endettement étudiant préjudiciable à la constitution d’un patrimoine. À l’âge de 30-34 ans, le patrimoine de la cohorte née entre 1977 et 1982 est de 20 (pour le top 10 %) à 80 % (pour le quartile du bas) inférieur à celle née entre 1971 et 1976. Et pour cause : elle doit rembourser des prêts étudiants plus lourds et plus longtemps.

    Le livre examine dans le dernier chapitre les évolutions consécutives à la crise. Les tentatives de régulation de l’administration Obama, largement démantelées par la présidence Trump, n’ont guère changé le constat. Les inégalités se sont au contraire accrues après la crise. Les auteurs concluent l’ouvrage par quelques propositions de transformation de l’industrie et plaident notamment en faveur de la déconcentration du secteur financier. La diffusion de nouvelles valeurs issues de l’investissement responsable pourrait aussi, mais dans de modestes proportions, produire des inflexions.


    Unité et variété des processus de financiarisation

    Cette analyse détaillée et complète des liens entre les multiples formes de la financiarisation et les inégalités aux États-Unis invite à reposer la question du caractère unitaire du processus de financiarisation à la fois dans l’espace, dans le temps et au sein des différents secteurs de l’économie.

    L’ouvrage suggère que la financiarisation décrite pour les États-Unis est aussi à l’œuvre dans les autres pays développés. Certains chocs mondiaux comme la fin du système de Bretton-Woods (1971) qui réactive brutalement le marché des changes touchent effectivement l’ensemble des économies de marché. La place centrale des États-Unis dans l’économie monde favorise la diffusion globale des tendances comme la « révolution actionnariale » qui émergent sur son sol. Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer la spécificité du système bancaire étasunien et de son mode d’attribution du crédit consécutif aux régulations strictes imposées par le Glass-Steagall Act (1933) : fragmentation bancaire, séparation stricte des banques commerciales et des banques d’investissement et externalisation du credit scoring. Au contraire, dans de nombreux pays d’Europe, le secteur financier des trente glorieuses était déjà structuré par de grandes banques (quasi-)universelles. Le fait que la finance contribue de manière équivalente en Europe à la hausse des inégalités dans les années 1990-2000 invite donc à nuancer la piste du démantèlement du Glass-Steagall Act. En revanche, cette comparaison invite à mettre plus l’accent sur la transformation radicale des marchés des titres dans les années 1970-1980 qui conduit à une extension sans précédent du domaine de l’arbitrage et de la spéculation (1). Elle a pour pilier la suppression des régulations corporatistes des anciens agents de change, l’informatisation des transactions et la dérégulation du commerce des produits dérivés.

    Une comparaison précise des rythmes des différentes dimensions de la financiarisation étasunienne invite enfin à nuancer l’unité du phénomène, voire à remplacer cette notion par des concepts intermédiaires.

    Ainsi les premiers travaux sur la financiarisation, souvent d’inspiration marxiste, insistaient sur la financiarisation des revenus des entreprises non financières comme révélateur d’une phase financière du capitalisme où les entreprises placeraient en bourse plutôt que d’investir dans l’activité réelle. Les revenus financiers ont beaucoup crû dans les années 1970 et 1980. Mais ils ont tout autant décru dans les années 1990 et 2000 (p. 14). Cette dimension ne semble donc pas si cruciale pour penser la financiarisation contemporaine et son lien avec la croissance des inégalités.

    Il est de même classique d’insérer la maximisation de la valeur actionnariale comme une composante importante de la financiarisation. Si cette tendance se manifeste par un accroissement constant des dividendes versés aux actionnaires depuis le début des années 1970 (p. 13) et par un accroissement des rémunérations des dirigeants, on pourrait discuter de son caractère intrinsèquement financier. Même si elle ne prenait pas une forme aussi radicale que celle théorisée par Jensen et Meckling, la maximisation des profits a toujours été au cœur du capitalisme et peut être accentuée indépendamment des évolutions du secteur financier (2). Au contraire, le développement spectaculaire de quelques entreprises de gestion d’actifs comme BlackRock laisse entrevoir de possibles tensions entre le développement du secteur financier et la valeur actionnariale. En effet, les ménages, échaudés par la crise boursière de 2001, ont largement déserté la possession directe d’actions au profit de parts de fonds commun de placement ou de fonds de pension. L’actionnaire est de moins en moins une personne physique. C’est une entité abstraite au nom de laquelle parlent des salariés de l’industrie financière. En outre, dès lors que ces entreprises de gestion d’actifs possèdent une large part de l’économie (les trois plus grosses possédant 22 % des actions du S&P500 en 2018), elles pourraient à l’avenir abandonner la logique de maximisation de la valeur actionnariale firme par firme et au contraire agir en « propriétaire universel » (universal owner). Cette idée novatrice a été formulée originellement par Hawley et Williams (3). Selon eux, les fonds de pension pourraient être une pièce clef d’un capitalisme démocratique. Ils représentent les retraités actuels ou futurs. En possédant l’ensemble des entreprises, ils peuvent favoriser la croissance à long terme de l’économie dans son ensemble, en tenant compte des externalités négatives et des complémentarités positives de telle ou telle activité. Les travaux récents montrent que ces entreprises de gestions d’actifs forment une oligarchie capitalistique peu démocratique et, pour l’instant, guère soucieuse du long terme. Celles-ci, une fois assurées de leur pouvoir, pourraient néanmoins s’éloigner des canons de la maximisation de création de valeur.

    Ainsi, même si la financiarisation a été un concept commode et fécond pour penser les transformations du capitalisme contemporain et les développements des inégalités, au terme de 15 ans de travaux, il pourrait être plus utile de développer et articuler des concepts plus spécifiques tels que la priorisation de la valeur actionnariale dans les entreprises non-financières, la généralisation de l’endettement des ménages et l’emprise croissante des marchés financiers comme mode d’intermédiation financière. En effet ces trois transformations majeures ont chacune un rythme propre et une articulation spécifique avec le développement des inégalités.


    par Olivier Godechot, le 22 février


    (1) L’arbitrage en finance consiste à profiter des différences de prix d’un même produit sur des places financières différentes ou entre deux produits de la même famille sur une même place financière.


    (2) Dans un article célèbre de 1976, Jensen et Meckling proposent de nouvelles fondations théoriques de la firme sur la base de la théorie de l’agence. Le principal (les actionnaires) établit un contrat optimal qui incite l’agent (le dirigeant d’entreprise) à maximiser les revenus des actionnaires. Cf. Jensen, Michael C., et William H. Meckling. « Theory of the firm : Managerial behavior, agency costs and ownership structure. » Journal of financial economics 3.4 (1976) : 305-360.


    (3) Cf. Hawley, James P., et Andrew T. Williams. The rise of fiduciary capitalism : How institutional investors can make corporate America more democratic. University of Pennsylvania Press, 2000

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