olivier godechot

Godechot Olivier, 2015, « Le capital au XXIe siècle, T. Piketty. Le Seuil, Paris (2013). 970 pp. », Sociologie du travail, vol. 57, n°2, p. 250-253.

    Le capital au xxie siècle, T. Piketty. Le Seuil, Paris (2013), 970 pp.


    Olivier Godechot


    Le capital au xxie siècle s’est imposé dès sa parution comme un classique prenant place aux côtés de l’ouvrage éponyme du xixe siècle. Le capital y est défini comme richesse des nations. Il dépasse le traditionnel capital productif des entreprises pour englober l’ensemble du patrimoine public et privé pouvant faire l’objet d’une cession sur un marché — excluant ainsi les capitaux (humain, culturel, social) non-cessibles. L’ouvrage couronne quinze ans de recherche, individuelle et collective, sur les évolutions des inégalités de revenu et de patrimoine. Au début des années 2000, à partir des données fiscales issues de la collecte de l’impôt sur le revenu, Thomas Piketty et ses collaborateurs avaient largement exploré les inégalités de revenus, que ce soit en France, aux États-Unis, en Inde, en Chine ou plus généralement dans le monde, grâce à la constitution collective d’une base de données remarquable : la World Top Incomes Database. Toutefois, manquait encore une approche en termes de patrimoine pour appréhender plus complètement les inégalités économiques. Ce nouvel ouvrage vient très opportunément compléter le tableau.


    La thèse de l’ouvrage peut se résumer ainsi : le simple fait que le taux de rendement du capital soit supérieur au taux de croissance de l’économie alimente une implacable dynamique inégalitaire.


    En effet, dans un tel cas de figure, le poids du capital — mesuré par le rapport entre le montant du patrimoine national et le PIB — augmente inexorablement. Or cette configuration, loin d’être exceptionnelle, est de fait la norme. La baisse du taux de croissance depuis les années 1970, baisse combinée du taux de croissance démographique et de celui de la productivité individuelle, favorise ainsi très nettement ce retour du capital. En France, le montant du patrimoine total possédé par l’ensemble des acteurs publics et privés passe ainsi d’un peu moins de quatre années de revenus dans les années 1970 à plus de six dans les années 2010.


    Ce retour du capital favorise une hausse des inégalités de plusieurs façons. Premièrement, le patrimoine est très inégalement réparti, la moitié la moins riche de la population en possédant moins de 5 % quand le centième le plus riche en possède un quart. La hausse de la valeur du patrimoine favorise donc prioritairement ce dernier. Deuxièmement, la capacité d’épargne et donc d’accumulation augmente avec le revenu. Troisièmement, le rendement du capital est d’autant plus élevé que le patrimoine est important, en raison de meilleurs conseils financiers, d’une moins grande préférence pour la liquidité et d’une plus grande capacité à s’aventurer dans des investissements risqués plus rémunérateurs à long terme. Parallèlement, l’augmentation des inégalités de salaires, du fait de l’apparition de « super-salaires » pour une élite de dirigeants et de salariés de la finance, permet à de nouveaux venus de trouver leur place dans les élites patrimoniales sans pour autant en entamer la domination.


    Après avoir atteint un point bas en 1970, l’inégalité patrimoniale semble de nouveau en augmentation. La part du patrimoine national possédée par le centième le plus riche passe ainsi de 28 % à 34 % aux États-Unis, de 23 % à 28 % au Royaume-Uni et de 22 % à 24 % en France entre les années 1970 et les années 2010. On est certes loin de la concentration des richesses de la belle époque, où le centième le plus riche possédait entre 60 % (en France) et 70 % (au Royaume-Uni) de la richesse nationale. Toutefois, l’ouvrage alerte sur la possible reconstitution de cette configuration si la dynamique inégalitaire n’est pas stoppée. Selon l’auteur, la taxation progressive des revenus et du capital, sur des ensembles régionaux suffisamment larges pour limiter la concurrence fiscale, serait à même de faire passer le taux de rendement net du capital en-dessous du taux de croissance et de stopper ainsi la dynamique inégalitaire.


    Mais l’ouvrage va bien au-delà de la simple démonstration de la logique inégalitaire du capitalisme et des mérites redistributifs de la fiscalité. Il constitue un remarquable ouvrage pluridisciplinaire d’histoire économique et sociale du capitalisme occidental et des inégalités, grâce à la combinaison de la statistique sérielle et d’exemples singuliers tirés de la littérature, du cinéma, de l’histoire politique et de l’histoire de la pensée économique, qui éclairent à la fois les faits passés et leur perception. L’entrée par la richesse permet ainsi de revenir sur deux siècles d’histoire économique, sociale et politique du monde. Elle rend visible la forte opposition entre l’ancien monde, dominé par les richesses passées (avec un capital national équivalent à sept années de revenu national), et le nouveau monde, moins soumis à un tel héritage (avec un capital inférieur à cinq années de revenu), ainsi que celle, au sein du nouveau monde, entre le nord des États-Unis et le sud esclavagiste (où la possession d’esclaves donne un poids au capital similaire à celui mesuré en Europe à la même époque). Les chocs des crises économiques et des pics d’inflation, l’impact des politiques fiscales, tantôt offensives, tantôt accommodantes, et plus encore la destruction du capital lors des guerres rythment fortement la place du capital.


    L’ouvrage prend parfois une tonalité braudélienne en pointant les structures profondes du capitalisme, immobiles et rebelles au pilotage humain, comme le taux de croissance. La croissance des Trente Glorieuses est une phase exceptionnelle qu’il est vain de regretter et de chercher à retrouver, car elle correspond avant tout à une phase de reconstruction et de rattrapage. Une fois la frontière technologique atteinte, la croissance ne peut se poursuivre au xxie siècle qu’à son taux de long terme de 1 à 1,5 % par an (dont la moitié est due à la croissance démographique), rythme lent à l’échelle annuelle, mais fort rapide et presque insoutenable à l’échelle séculaire. Outre le taux de croissance, le taux d’épargne, le partage de la valeur ajoutée, le taux de rendement du capital sont aussi des grandeurs immobiles ou à évolution lente qui semblent échapper à l’action intentionnelle. Si ces grandeurs, fixées par une sorte d’équilibre général élargi, ne sont pas pilotables, il ne reste au fond aux États que leurs deux prérogatives originelles pour jouer sur l’accumulation capitalistique et ses conséquences inégalitaires : la guerre, que l’on ne peut souhaiter, et les impôts.


    Même si l’ouvrage réunit un nombre impressionnant et précieux de séries statistiques, il prend parfois, sur ce sujet mal connu — le patrimoine —, un certain nombre de risques. Ces premières estimations gagneront à être évaluées, corroborées et testées par des travaux ultérieurs. Ainsi, le taux de rendement du capital, dont l’auteur considère qu’il reste stable autour de 5 %, est-il calculé à partir de données agrégées tirées des comptes nationaux et défini comme le rapport entre la part de la valeur ajoutée du capital dans les comptes de revenu et l’estimation de la valeur du capital national dans les comptes de patrimoine. Étant donné les conventions nombreuses qui président à la construction de ces données, la réconciliation de l’approche macroéconomique avec une approche microéconomique pourra apporter beaucoup, et ce d’autant plus que le rendement des actions listées semble très variable, y compris à moyen terme : le rendement à dix ans (plus-values incluses) du S&P 500 (l’indice de la Bourse de New-York) est supérieur à 10 % entre 1940 et 1960 et entre 1980 et 1992. Il est négatif ou nul entre 1965 et 1975 et depuis 2000. Ces variations importantes du rendement au niveau microéconomique conduisent alors à se demander si le retour du capital doit à une mécanique inexorable du capitalisme ou plutôt à des phases, limitées dans le temps, de « bulle » financière et immobilière et, plus généralement, au phénomène de financiarisation. Ceci permettrait de dire si, en plus d’une politique fiscale, une politique économique sectorielle de « définanciarisation » pourrait contribuer aussi à lutter contre les inégalités.


    Alors que les premiers travaux de Thomas Piketty et de ses collègues sur les revenus alertaient surtout sur l’inégalité de revenu du fait de l’émergence d’une nouvelle élite — les Working Rich —, ce nouvel opus centré sur les patrimoines offre un diagnostic fort différent en montrant le retour du capital sous sa forme la plus traditionnelle, celle des héritiers. Les différentes formes d’inégalité sont moralement et politiquement hiérarchisées par le recours fréquent à la notion de mérite, notion difficile à définir — et guère précisée ici — qui sert à qualifier tantôt la perception collective, tantôt celle de l’analyste. Selon l’auteur, les inégalités de patrimoine (et plus particulièrement celles qui sont héritées) contreviennent plus au mérite que les inégalités de revenu, lesquelles contreviennent plus au mérite que les inégalités de salaire.


    Même si l’on peut s’inquiéter à bon droit, en particulier pour des raisons politico-morales, du retour du capital, faut-il faire de ce phénomène la transformation la plus saillante des inégalités contemporaines ? Certes, les inégalités de patrimoine sont plus prononcées que les inégalités de revenu. Mais au vu des données présentées, leur progression récente aux États-Unis est bien plus limitée que celle des inégalités salariales. En 2010, la part du « top 1 % » des patrimoines est 1,3 fois plus importante (en terme d’odds ratio) qu’elle ne l’était en 1970. Sur la même période, la part du « top 1 % » des salaires est multipliée par 2,3. Mesurée à cette aune, l’émergence des Working Rich est une transformation plus radicale que le retour du capital. Toutefois, il semblerait que l’auteur, déployant un raisonnement rigoureux sur des données lacunaires, ait eu l’intuition remarquable d’un phénomène inégalitaire que les données disponibles ne montraient qu’imparfaitement. Tout récemment, la ré-estimation très précise par Emmanuel Saez et Gabriel Zucman (2014) de l’évolution de la concentration du patrimoine aux États-Unis, réalisée à partir des déclarations de revenus, constitue en quelque sorte la pièce manquante du livre de Thomas Piketty. Le retour des inégalités apparaît plus nettement, avec des niveaux de concentration patrimoniale rejoignant désormais ceux des années 1920 : la part du top 0,1 % est multipliée par 2,3 entre 1970 et 2010, passant de 10 % à 20 % des patrimoines. Ce phénomène de retour du capital rejoint donc par son amplitude l’émergence des Working Rich, sans pour autant l’égaler puisque dans le même temps, la part du top 0,1 % des salaires est multipliée par 3,9, passant de 1,1 % de la masse salariale à 4,1 %. La complexité des transformations récentes des inégalités tient donc au fait qu’il faut les penser comme le produit de l’émergence des Working Rich autant que comme celui du retour du capital.


     


    Référence


    E. Saez, G. Zucman, 2014, Wealth Inequality in the United States since 1913: Evidence from Capitalized Income Tax Data. NBER working paper 20625,  [En ligne : http ://www.nber.org/papers/w20625]

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