olivier godechot

Février 2008 | Options

Godechot Olivier, Hassoun Martine, 2008, « Les traders : La figure nouvelle du salariat ? », Options. Mensuel de l'UGICT-CGT, p. 46-48, n°534, février.
Société
Les traders : la figure nouvelle du salariat ?
Symbolique, l' « affaire Jérôme Kerviel » l'est aussi parce qu'elle souligne l'émergence d'une nouvelle catégorie de salariés qui ont su, sans grande résistance, s'approprier une partie des biens des entreprises. Interview d'Olivier Godechot, chercheur au Cnrs, auteur de « Working rich, salaires, bonus et appropriation du profit dans l'industrie financière » (1).

-Options : Quelle analyse faites-vous de l' « affaire Jérôme Kerviel » ?
-Olivier Godechot : Les événements exceptionnels sont toujours difficiles à expliquer dans leur singularité. L'on peut essayer plus humblement de rendre compte du contexte dans lequel ce type d'infraction peut advenir. La finance est un milieu professionnel qui, par ses rémunérations élevées, pousse naturellement les salariés à rechercher à maximiser le compteur des profits, de manière légale ou ... illégale. Jérôme Kerviel n'est pas le premier à commettre des illégalités. Son affaire n'est singulière que par les pertes qu'il a engendrées. La presse a insisté sur son parcours : celui d'un salarié qui rêvait d'une ascension rapide, un enfant des classes moyennes versé dans un milieu essentiellement composé de diplômés de grandes écoles. Certes, comme Nick Leeson, ce trader britannique qui, en 1995, a causé la ruine de la Barings, une prestigieuse banque britannique, il est entré dans cette élite du front office par la petite porte : celle de la promotion interne. Mais des milliers d'autres opérateurs financiers dans le monde ont suivi ce chemin sans commettre ce genre de malversation.

-Alors quoi ?
- La vraie question pour moi est : pourquoi ces infractions n'ont-elles pas été détectées plus tôt ? Comment Jérôme Kerviel a-t-il pu agir comme il l'a fait sans que, pendant plusieurs mois, l'entreprise ne réagisse ? Qu'il ait usé de sa maîtrise des processus de contrôle pour déjouer la surveillance dont tous les salariés des salles de marché font l'objet est bien sûr une explication. Mais elle n'est pas suffisante. Il appartiendra, bien sûr, à la Société Générale de répondre avec précision à cette question. Pour ma part, je ne peux faire que des hypothèses : au-delà des défaillances de la sécurité des logiciels, on peut penser que l'organisation du travail est aussi à l'origine de cette affaire. L'industrie financière est fondée sur une hiérarchie symbolique qui fait des traders et des vendeurs une élite incontestée. Même si ces salariés sont très contrôlés, ils sont porteurs de la légitimité : ils sont vus comme ceux grâce à qui la prospérité advient.

-La raison pour laquelle il est si difficile de les contrôler ?
-Les personnels du back et du middle office en charge de confirmer, régler, suivre et comptabiliser leurs transactions financières ne disposent pas toujours de la vision d'ensemble des transactions que nécessiterait le contrôle qui leur incombe. Souvent objets de remontrance et de moquerie de la part du front office enclin à reporter sur eux la pression du marché, ils préfèrent maintenir la distance avec ce service plutôt que de creuser les raisons profondes des anomalies comptables. Si le « front » donne une raison, c'est qu'il doit bien y en avoir une, se disent-ils... D'autres raisons poussent ces salariés à croire le front office : les bonus des salariés du back ou du middle office sont généralement fonction de l'enveloppe dédiée au front office. Par ailleurs, nombre d'entre eux souhaitent passer de l'autre côté de la barrière magique séparant le front office des services supports, les « centres de profit » des « centres de coûts ». Dés lors, quel intérêt pourrait avoir les salariés des services annexes à être tatillons avec le trader auquel ils sont dédiés alors que c'est lui, mieux qui quiconque, qui pourra les aider un jour à travailler dans une salle de marché ? Le différentiel de rémunération et de légitimité entre le front et les supports, de même que la structure des incitations qui en découle contribuent aussi à expliquer pourquoi, dans l'affaire qui nous intéresse, la fraude a été découverte si tardivement.

-Diriez-vous que le déséquilibre de pouvoir entre le front et le back office que révèle cette affaire est irrémédiable ?
-La place assignée aux traders dans les organisations du travail de l'industrie financière pourrait être atténuée de multiples façons. Les banques pourraient limiter la formation des rentes de situation que génère la spécialisation des fonctions sur les marchés. Une politique de mobilité comme dans les compagnies d'assurance ou la banque de réseau en ont mise en oeuvre permettrait d'éviter leur formation. Une autre piste pour les banques pourrait être la régulation du marché du travail. Par exemple, avant 1987, les agents de change s'interdisaient de débaucher les salariés en poste chez un concurrent Cet usage interdirait les traders d'utiliser la menace de départ pour obtenir ce qu'ils désirent...... A commencer par des bonus élevés.

-Justement, l'affaire qui vient d'éclater à la Société Générale ne fait-elle pas le procès du mode de rémunération des traders, et particulièrement celui des bonus ?
-Comment se forment ces bonus ? Ils sont le résultat d'une division du travail qui est aussi une division politique de l'entreprise financière. Aux opérateurs financiers, les entreprises attribuent des sortes de droits de propriété sur une partie de leurs portefeuilles. Chargés en exclusivité de leur gestion, des titres ou des clients qui leur ont été attribués sur le long terme, les salariés du « front » finissent par s'en sentir propriétaires. Ces biens ont beau être le résultat d'un investissement collectif de l'entreprise, ils se les accaparent en réclamant une rétribution sur des profits qu'ils ont pu générés, profits qu'ils considèrent leur revenir entièrement.

-Et si l'entreprise refuse ?
-Si jamais les bonus qu'ils estiment légitimes ne leur sont pas octroyés, ils peuvent menacer de partir, emportant alors plus que leur personne ; emportant in fine une grande partie des actifs qui leur ont été alloués dans l'entreprise : la technologie, les clients, les savoirs, les équipes. Les chantages ne sont pas rares dans la banque. Je me souviens encore de ce chef de salle et de son second qui ont menacé leur employeur de partir avec l'ensemble de leur équipe si la banque refusait de leur accorder les conditions de rémunération qu'ils avaient négocié avec un établissement concurrent... Un nouveau contrat fut signé leur permettant d'obtenir l'année suivante, respectivement, 10 et 7 millions d'euros de bonus...

-Tous comptes faits, les traders se perçoivent-ils encore comme des salariés ?
- Ils le sont et leur rémunération est bien un salaire. Mais ils partagent aussi l'ambition d'échapper un peu à cette condition salariale. Beaucoup rêvent de créer leur propre hedge fund, un fond d'investissement ou une coopérative qui leur permettrait de ne plus être ni salarié ni actionnaire mais de devenir associé : de travailler pour eux-mêmes en échappant définitivement aux relations de subordination. Certains y parviennent. Ainsi quelques anciens d'Enron ont créé le fonds Centaurus Energy. Alors que les salariés avaient tout perdu dans la faillite et qu'un certain nombre d'actionnaires avaient été spoliés de la valeur de leur entreprise, eux ont récupéré la valeur des actifs pour les faire fructifier à leur profit.

-Est-ce ce qui vous pousse à dire que les traders constituent « l'avant-garde du prolétariat » ?!
- C'est là, bien sûr, une réflexion provocatrice ; moins une affirmation qu'une interrogation. Après tout, les salariés des salles de marchés ne renversent-ils pas la logique de création de valeur à leur profit ? Bien sûr, ils ne forment pas un groupe constitué et leur stratégie est individuelle et leurs rémunérations sont très inégalitaires. En cela, de toute évidence, ils ne se situent pas dans une logique d'inversion du rapport de classe. Leurs pratiques révèlent une volonté de transgression des frontières classiques du capital. Mais transgression n'est pas une destruction... En un sens, ils recyclent le capitalisme à leur profit. Ils ne sont pas les seuls ! D'autres salariés, ailleurs, peuvent agir de la sorte ; dans le secteur du conseil aux entreprises, dans les sociétés de service en informatique où le capital est surtout humain, social et immatériel et où les actionnaires ont bien avoir du mal à contrôler leurs droits de propriété.

-Pensez-vous que les employeurs cherchent à se prémunir contre cette nouvelle figure du salariat que vous venez de nous décrire ?
-On peut l'imaginer. Dans l'industrie financière, en tous cas, la taylorisation des tâches en est l'une des manifestations. Avec l'émergence d'actifs de type Sicav ou Opcvm, le pouvoir des gestionnaires de portefeuille a déjà beaucoup décru. Mais ce que les entreprises n'ont pas réussi à entamer, c'est le pouvoir des chefs de salle qui, lui, est plus important que jamais. Auparavant, il était juste le premier parmi ses pairs. Aujourd'hui, il s'est rendu indispensable. Il est celui qui organise et coordonne le travail et celui qui négocie les bonus pour l'équipe. D'une certaine manière, sa position ressemble à celle du tâcheron du XIXème siècle, un entrepreneur de main d'oeuvre qui apportait lui-même une équipe. Comme ce dernier, il peut être perçu soit comme un « exploiteur » soit comme le délégué de ses hommes. C'est selon. Quoi qu'il en soit, son rôle est plus important que jamais.
Propos recueillis par Martine Hassoun

(1) Editions La Découverte, 2007.

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