olivier godechot

Mars 2008 | Sciences Humaines

Olivier Godechot, Xavier de la Vega, « La finance aux mains des traders », Sciences Humaines, n°191.
La finance aux mains des traders
Olivier Godechot, sociologue

Les hauts salariés de la finance sont en mesure d'exercer un véritable hold-up sur les actifs de leur entreprise. C'est ce qui explique, pour le sociologue Olivier Godechot, la distribution de bonus annuels qui atteignent parfois plusieurs millions d'euros.
Nombre des working rich (salariés riches) travaillent dans l'industrie financière. On les trouve le plus souvent parmi les traders (gérants d'un portefeuille de titres) ou les vendeurs (chargés d'écouler des produits financiers, ils gèrent un portefeuille de clients). Comment les rémunérations parfois exorbitantes de ces salariés se forment-elles ? C'est à cette question que tente de répondre Olivier Godechot.

Selon les interprétations les plus courantes, les très hauts salaires sont le juste prix de compétences rares ou bien une incitation à travailler dans l'intérêt des actionnaires. Ces explications ne vous satisfont pas. Pourquoi ?

Je conteste surtout la lecture méritocratique que l'on en fait. Si les rémunérations des traders avaient pour but de maximiser leur effort, les salaires variables pourraient certes être très élevés mais les salaires fixes devraient être alors beaucoup plus faibles. Or, dans les faits, les salariés du front office (traders et vendeurs) jouissent d'une rémunération fixe équivalente ou supérieure aux salariés du back office (informaticiens, comptables, etc.), alors que ces derniers perçoivent des revenus variables (bonus) bien inférieurs. La rémunération du front office devrait également isoler le plus possible la contribution spécifique des salariés, en défalquant ce qui relève d'une bonne (ou mauvaise) conjoncture économique. Dans la finance, ce n'est pas du tout le cas. À la fin des années 1990, les impressionnants bonus des traders reflétaient au moins tout autant la « bulle » que leur habileté personnelle... Les salariés de la finance sont donc rémunérés en raison de la chance qu'ils ont d'occuper telle ou telle position.

Pour expliquer ces hauts revenus vous mobilisez une tradition de pensée qui va de Karl Marx à la théorie libérale des droits de propriété, selon laquelle la richesse s'explique par la propriété. Que possèdent donc les hauts salariés de la finance?


Les travaux sur lesquels je m'appuie partagent en effet une matrice commune : ils mettent la propriété au centre de la question de l'appropriation des richesses. J'analyse comment des salariés qui d'un point de vue juridique n'ont pas de droit de propriété parviennent néanmoins à se forger un droit de propriété de facto sur leur environnement de travail. Dans la finance prévaut une division du travail très poussée, où chaque trader (ou vendeur) se voit attribuer une quasi exclusivité sur un domaine d'action bien délimité, pendant un temps relativement long. Les savoir-faire, les techniques (logiciels, mode de calcul, etc.) d'un trader, le carnet d'adresse d'un vendeur, ou encore l'équipe d'un chef de salle résultent de l'investissement collectif de l'entreprise : c'est elle qui a financé leur constitution. Pourtant, les hauts salariés de la finance exercent un droit de propriété implicite sur ces actifs, dans la mesure où ils peuvent les redéployer ailleurs, dans une autre entreprise. Ils ont la possibilité d'exercer un véritable hold up sur les actifs de l'entreprise, si jamais leurs attentes de rémunération ne sont pas satisfaites.

Je retrace dans mon livre l'histoire d'un chef de salle et de son second qui ont menacé leur banque de partir avec l'ensemble de leur équipe, si leur employeur refusait de leur accorder les conditions de rémunération qu'ils avaient négociées avec une autre banque. Ils ont ainsi obtenu une formule de répartition des revenus financiers qui leur était très favorable, puisque lors d'une année particulièrement faste, ils ont perçu des bonus de 10 et 7 millions d'euros respectivement.

Mais le hold up joue toujours en toile de fonds des négociations : chaque année lors des négociations, des menaces plus ou moins explicites sont exprimées, tant de la part des traders (« si c'est comme ça je claque la porte ! ») ou de leur supérieur (« avec un bonus aussi faible, je vais avoir dix démissions ! »). De fil en aiguille, ces menaces, plus ou moins explicites, trament la négociation de la distribution du bonus entre les salariés.

Cela vous suggère une formule pour le moins inattendue : la finance c'est « la création de valeur pour les salariés » !


Les salariés de la finance sont en effet parvenus à renverser le rapport de force de manière étonnante. Les gestionnaires des institutions financières espèrent généralement appliquer une formule de répartition des revenus financiers (après paiement des salaires, des intérêts du capital et après provisions) du type : 1/3 pour les actionnaires, 1/3 pour les impôts, 1/3 pour le bonus des salariés. Mais, au terme des négociations, la distribution atteint parfois 45% pour les salariés (charges patronales comprises) et 20% pour les actionnaires, le reste allant au trésor public.
L'idée de « création de valeur pour l'actionnaire » attribue le surplus à un groupe donné : les propriétaires de la firme. Il n'y a cependant aucune raison pour qu'il en soit ainsi. Dans la théorie économique néo-classique l'autre nom de la « création de valeur », c'est la rente. Or la rente n'est fille de personne, ni du capital, ni du travail. C'est un surplus libre pour l'appropriation des différents groupes. La finance, en renversant la logique de la répartition du surplus, remet au goût du jour la lutte pour la répartition du surplus.

Les working rich sont-ils dès lors une « avant-garde du prolétariat » ? Oui dans la mesure où ils renversent la logique de la création de valeur. Mais il ne s'agit pas d'un bloc homogène. On a affaire à un petit groupe de salariés riches qui s'opposent aux salariés ordinaires, moins mobiles qu'eux et qui n'ont pas accès à des actifs aussi monnayables. Les working rich transgressent les frontières classiques de l'entreprise, puisqu'ils emportent avec eux des actifs qui appartiennent au collectif. Cependant cette transgression n'est pas une subversion... Elle participe à la dynamique de « création destructrice » propre au capitalisme.

Profil :

Normalien, ex-élève de l'Ensae (Ecole nationale de la statistique et de l'administration), Olivier Godechot explore depuis plusieurs années le monde de la finance. Il publie en 2001 en Les traders (La découverte), une ethnographie des salles de marché. Working Rich (La découverte, 2007) propose une sociologie économique des hauts revenus financiers.

Propos recueillis par Xavier de la Vega


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