olivier godechot

Godechot Olivier, 2007 , « Karin Knorr Cetina and Alex Preda, The sociology of financial markets, Oxford University Press, Oxford (2005) », Sociologie du travail, vol. 49, n°3, p. 407-409

Karin Knorr Cetina and Alex Preda, The sociology of financial markets, Oxford University Press, Oxford (2005) (319 pages).

Olivier Godechot


À comparer l'ouvrage collectif de Knorr Cetina et Preda de 2005 et celui liminaire de Adler et Adler (1984), on mesure le chemin parcouru à la fois par la finance mais aussi par les sciences sociales. L'ouvrage de 1984, fort hétérogène, contenait quelques contributions remarquables et novatrices comme celle de Baker mais aussi un ensemble de contributions générales, ne reposant guère sur des enquêtes, produites par des chercheurs souvent extérieurs à la sociologie. Il s'agissait alors d'occuper une terre vierge en rassemblant toute sorte de savoirs existants. On ne trouve certes pas dans les 14 contributions de l'ouvrage de 2005, des papiers exceptionnels et novateurs, mais en revanche des contributions solides, ancrées dans la discipline, utilisant des enquêtes abouties et documentées par des bibliographies importantes, qui balisent bien les différents aspects des marchés financiers.

Dans l'introduction, Knorr Cetina et Preda autonomisent la sociologie de la finance en l'opposant à la sociologie économique classique des 20 dernières années. Cette dernière en se focalisant sur les relations sociales qui constituent les marchés de producteurs ne peut véritablement saisir ce qui fait la spécificité de la finance globalisée : les interactions anonymes et électroniques sur un marché global et abstrait. Dans le chapitre 2, l'approche de Knorr Cetina pousse plus loin encore l'autonomisation de la finance. En étudiant la transformation du marché des changes fragmenté entre différents centres laborieusement interconnectés par le télex et le téléphone en un marché électronique unifié, globalisé et décentralisé, elle en vient à décrypter une nouvelle forme de vie dont elle propose de faire l'ontologie : les écrans globaux réflexifs des traders qui lorsqu'ils s'allument permettent de se connecter au marché, une architecture de flux d'information en perpétuel mouvement. On peut être sceptique devant une telle opération métaphysique qui pour l'instant ne dépasse guère la traduction savante d'une réalité triviale : les traders accèdent au marché avec leur ordinateur.

La première partie, « à l'intérieur des marchés financiers », comprend outre celle de Knorr Cetina cinq autres contributions qui proposent de plonger le lecteur au coeur des marchés financiers. Hassoun réussit très bien à expliquer, voire à faire revivre, les émotions vives des opérateurs sur un marché à la criée. Il montre que sur ces marchés financiers modernes et actifs, passions et intérêts sont loin de s'opposer. Intimement imbriquées, ces deux composantes fournissent au marché sa liquidité. Est-on pour autant au coeur des marchés financiers, là où les économistes attendent les contributions des sociologues, dans l'antichambre de la décision financière ? Beunza et Stark essayent d'expliquer les ressorts des stratégies d'arbitrage. Le secret de celles-ci réside dans des dispositifs de cognition distribuée à l'intérieur de la salle, permettant aux différentes équipes de s'informer mutuellement et d'affûter leurs interventions. Sans être inintéressante, la description reste parfois fonctionnaliste et, en l'absence d'une véritable sociologie des relations de travail, manque de sens critique. MacKenzie parfait notre compréhension de l'arbitrage en décrivant un de ses spectaculaires échecs : le krach de LTCM en 1998. Les arbitrages de LTCM étaient classiques, très lucratifs et peu risqués, mais ils étaient très imités et portaient sur des produits peu liquides. La crise asiatique produisit un réflexe de fuite vers les produits les plus sûrs sur l'ensemble des marchés financiers. Ce mouvement de panique conduisit à la divergence des produits traités par LTCM, habituellement convergents. Les premières rumeurs de pertes de LTCM accentuèrent encore ce phénomène. Le hedge fund et tous ses imitateurs furent incapables alors de tenir la position qui pourtant redevint gagnante une fois la panique retombée.

Deux contributions de cette partie éloignent un peu du coeur des marchés financiers. Sassen explique pourquoi la décentralisation des marchés électroniques renforce paradoxalement les grands centres financiers : les réseaux informels de contacts continuent à jouer un grand rôle et favorisent le processus d'agglutination sur quelques centres. La contribution de Czarniawska consacrée aux femmes en finance est un peu déroutante. Peut-on étudier les mises en récit de la présence féminine sur les marchés financiers, en mettant sur le même plan journalisme, fiction et sociologie et en faisant l'économie d'une enquête auprès des acteurs eux-mêmes ?

La deuxième partie s'intitule « l'âge de l'investisseur ». Comment émerge cette nouvelle figure ? Comment se comporte-t-il ? Comment ses intérêts sont-ils défendus ? Si, au xviiie siècle, explique Preda, l'investisseur reste associé à la figure culturelle du joueur passionné, au xixe siècle il est doté d'attributs beaucoup plus rationnels. Il devient calculateur, planificateur, manipulateur d'outils techniques, voire scientifiques. De Bondt, à partir d'une enquête par questionnaire auprès de petits porteurs d'Europe, complète ce tableau en analysant les racines sociales et culturelles des croyances financières et des attitudes à l'égard du risque ; exemple frappant : les acheteurs d'obligations pensent bien plus que les acheteurs d'actions, qu'il est noble de travailler pour le gouvernement. En analysant enfin lors des procès récents l'émergence d'une figure publique et impersonnelle de l'investisseur dont le régulateur doit défendre l'intérêt contre les malversations des professionnels, Swedberg poursuit sa recherche sur les figures multiples de « l'intérêt ».

La troisième partie « finance et gouvernance » est consacrée à des ensembles de plus grande taille, administrations et entreprises, peuplant les marchés financiers ainsi qu'à leurs dispositifs de pilotage que ce soit la bureaucratie des banques de marché qui s'étend pour organiser et contrôler des transactions désormais 24 heures/24 sur les produits de change (Clark et Thrift) ou le conseil d'administration de la FED, lors de la décision historique en 1982 d'abandonner la politique monétariste stricte (Abolafia). Cette partie connecte ainsi judicieusement la sociologie de la finance et la sociologie « anglo-foucaldienne » de la comptabilité. Power, un des auteurs marquants de ce courant, montre que l'émergence de la gestion comptable du risque transforme le régime de contrôle interne de la banque avec notamment l'émergence d'un directeur du risque puissant qui commande ipso facto l'allocation du capital en déduisant le risque de tout flux de profit interne à l'entreprise.

Pour finir, cette partie a l'intérêt d'établir un pont entre la sociologie de la finance et la sociologie économique classique, que l'introduction de l'ouvrage justement opposait. Zorn et alii poursuivent ingénieusement l'entreprise de Fligstein en étudiant les transformations de l'exécutif des grandes entreprises sous la pression des marchés financiers au cours des 20 dernières années. Les OPA hostiles des années 1980 et l'importance accrue des analystes financiers ont fait basculer les entreprises du modèle de la diversification gouvernée par un tandem PDG -- directeur opérationnel au modèle de la création de valeur pour l'actionnaire dirigé par le tandem PDG -- directeur financier. La dernière contribution de Davis et Robbins analyse les « interlocking directorates », c'est-à-dire les réseaux d'administrateurs dans les conseils d'administration, et discute des effets de la centralité des administrateurs sur les entreprises. Sans incidence sur la performance, celle-ci tend à augmenter la conformité de l'entreprise par rapport aux normes de gouvernement en vigueur dans le monde financier.

References

Adler et Adler, 1984 P.A. Adler and P. Adler, The social dynamics of financial markets, JAI Press, Greenwich, Connecticut (1984).



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