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CLÉMENT Pierre, TRABUT Loïc, 2007, « Compte-rendu de Frédéric Lebaron, 2000, La croyance économique - les économistes en science et politique, Seuil ».La croyance économique - les économistes entre science et politique Frédéric Lebaron, Paris, Le Seuil, 2000
Master Enquêtes,
terrains, théories 2006-2007 Publié en 2000
dans la collection Liber dirigée par Pierre Bourdieu, ce livre de Frédéric
Lebaron - qui fait suite à une thèse soutenue en 1996 à l'EHESS sous la
direction de Rémi Lenoir - entend replacer l'étude des « croyances
économiques » au coeur de l'analyse économique. Partant du
constat de leur vaste diffusion et de leur efficacité au sein de l'espace
public, il va s'agir, en examinant à la fois leur production - et donc leurs
producteurs -, leur reproduction, et leur diffusion de comprendre comment elles
peuvent devenir des « forces
collectives, agissantes » et ainsi contribuer à la « reproduction de l'ordre
social ». Le postulat
théorique, directement inspiré du cadre conceptuel développé tout au long de
son oeuvre par Pierre Bourdieu, qui sert de base au livre consiste à considérer
que les agents sociaux qui produisent ces croyances - les économistes - sont
engagés dans un « champ », considéré à la fois comme configuration de
relations objectives entre des positions occupées par des agents et comme le
lieu où ces agents s'affrontent sur des enjeux et avec des capitaux qui leur
sont propres. En l'occurrence, il s'agit d'enjeux scientifiques définis comme « la recherche de l'accumulation de
connaissances rationnelles empiriquement fondées ». En
introduisant la notion d'autonomie[1], un
tel point de départ permet de penser tant la spécificité de l'espace social
considéré que ses relations avec les autres sphères sociales. Ceci étant posé,
l'objectif de l'ouvrage consiste alors à « explorer
la nature et la forme des relations de correspondance entre l'espace des objets
de croyance et l'espace des positions et des dispositions des agents, qu'ils en
soient les "producteurs" ou les "usagers" ». Qu'est-ce qu'un
économiste ? Malgré
l'institutionnalisation de l'économie comme discipline et une tendance à
l'unification depuis les années 1980, le marché des économistes reste largement
segmenté entre les économistes d'entreprise, d'administration et les
universitaires. Dès lors, il reste à mettre en lumière par quels processus
s'effectue la construction sociale du groupe. Dans cette perspective, Frédéric
Lebaron insiste notamment sur le rôle des associations professionnelles. Au
nombre de quatre, elles renvoient chacune à une définition possible de ce
qu'est un économiste. La Société d'économie politique correspond à un modèle « mondain » et « bourgeois » et sert de lieu
de rencontre entre les économistes académiques et les « professionnels de
l'économie ». L'Association nationale des docteurs en sciences
économiques, fondant sur son recrutement sur la possession d'un titre
universitaire, se donne quant à elle pour but de favoriser les carrières de ses
membres hors de l'université. Dans une perspective plus académique,
l'Association française de science économique tend à imposer un modèle
disciplinaire hautement scientifique directement inspiré par le monde
anglo-saxon. Enfin, l'Association française des économistes d'entreprise
regroupe des professionnels ayant en commun d'occuper des types de poste
similaires au sein des entreprises. Ainsi, seule une définition en creux ou
sociale semble acceptable : « est
"économiste" celui qui parvient à se faire reconnaître comme
tel. » Puisqu'il
n'est pas possible de définir positivement ce qu'est un économiste, c'est donc
bien la mise au jour des structures du champ scientifique qui va permettre à
l'auteur de dégager les principes de différenciation à l'oeuvre. Le résultat
principal de l'enquête - fondée sur une démarche ethnographique et sur
l'analyse des correspondances[2] - est
que le champ des économistes est marqué par une autonomie relativement faible
et structuré selon une logique analogue à celle du champ du pouvoir : -
d'une part une opposition en termes de volume de
capital entre la « petite porte » et la « grande porte »[3] ; -
d'autre part une opposition dans la structure du
capital entre un pôle du pouvoir intellectuel et technique et un pôle
économique et politique. Cette double dichotomie est encore affinée en
distinguant au sein du premier pôle une avant-garde mathématique néoclassique
d'une avant-garde militante rejetant cette vision trop technique de l'économie.
La production des croyances Ce premier
travail sur les producteurs effectué, il reste alors à étudier la genèse des
croyances économiques. En se concentrant sur l'étude de l'ENSAE, un des
principaux foyers de production d'économistes, Frédéric Lebaron montre dans un
premier temps comment un processus d'inculcation pédagogique, ayant pour but la
transmission de savoirs marqués par une « culture
de marché » et un poids accru de la finance, aboutit à renforcer et à
mettre en forme un point de vue sur le monde ajusté aux « présupposés économiques inscrit dans les dispositions sociales
des agents ». Prenant
ensuite comme porte d'entrée un ouvrage en l'honneur d'Edmond Malinvaud,
l'étude de la production de la croyance est complétée par un décorticage de la
logique de fonctionnement propre au champ scientifique. Ce dernier se révèle
être régi par une extrême sélectivité mathématique, une certaine absence de
référent empirique et une domination affirmée des auteurs américains. Au-delà
de ces caractères dominants, l'hétérodoxie ou les dispositions critiques ne
peuvent réellement s'exprimer qu'en terme de variations dans le cadre d'un
système de censures, qui reste, lui, très peu contesté. La diffusion des croyances Après avoir
abordé les processus de production des croyances économiques, Frédéric
Lebaron propose de mettre au jour les mécanismes sociaux par lesquels elles se
diffusent. Il décrit ainsi l'élaboration d'une forme de socle commun de
connaissances économiques nécessaire à l'imposition d'une nouvelle forme de
violence symbolique. Il abordera donc la naissance et le développement de
l'esprit économique en France avant son utilisation pour la diffusion d'une
doctrine particulière, le libéralisme. Dans un deuxième chapitre, il décrit
cette dernière, à travers l'institution de la banque centrale et son
cheminement progressif vers une légitimité internationale. À
partir de la crise de 1930, mais surtout au sortir de la deuxième guerre
mondiale, la raison économique est convoquée par les classes dominantes comme
garante de la stabilité de l'ordre social et du développement harmonieux[4].
L'économie « incarne la "raison", au
double sens de logique, de lucidité et de modération » : c'est ce
que l'auteur qualifie de prosélytisme. Pourtant les Français n'y sont pas
encore convertis et cela serait à l'origine d'un frein pour le développement du
pays. C'est dans ce cadre que la science économique devient un enjeu de
développement. Un grand programme d'éducation se met alors en place allant de
l'initiation économique en histoire géographie au collège à la thèse de 3ème
cycle, en passant par les écoles. Dans les années 80, l'effondrement du
marxisme au sein des classes ouvrières, ainsi que le retournement médiatique
d'une grande part d'intellectuels contre les positions communistes, associés au
rapprochement entre presse économique et pouvoir privé, brouillent la donne
politique et permet au discours libéral de s'imposer. L'économie, science
« neutre », impose des « choix » censés échapper à
l'arbitraire politique : le libéralisme. Progressivement, cette
politique s'étend à la sphère monétaire et bientôt à la sphère publique :
la mise en place de cette doctrine « néolibérale » propose non
seulement une réorganisation de l'ordre économique, mais aussi celle de tout
l'espace social autour de la sphère marchande. Cette doctrine est imposée comme
seul choix possible au nom de la science et de sa neutralité. Frédéric Lebaron
critique la mise en place d'autorités « indépendantes » et « neutre »
chargées de piloter les banques centrales. L'indépendance, soi-disant
garantie dans les textes de lois, et la neutralité ne sont, pour l'auteur, que
la transfiguration de l'ordre politique national en ordre politique
supranational La construction de cette « neutralité » est illustrée
par la description des conseillers de Ce
système, par les pressions de conformité sur les gouvernements et l'alignement
progressif sur une ligne définie par un groupe de plus en plus supranational
(hauts fonctionnaires, managers, cadres financiers et économistes) s'appuyant
sur l'autorité pure de l'économie, permet d'imposer un projet de domination
modernisée. Fondée sur une analyse
scientifique pourtant rigoureuse, cette recherche à cause de sa tonalité
résolument critique - au bon sens du terme - et parfois polémique a de fortes
chances d'être perçue comme une attaque en règle par les économistes. Ainsi, il
n'est pas sûr que cet ouvrage puisse contribuer à l'émergence d'une « économie réflexive » que
l'auteur appelle de ses voeux ou comme le souhaitait déjà Pierre Bourdieu dans Les structures sociales de l'économie à
une hybridation de la sociologie et de l'économie. [1] L'autonomie du champ scientifique est maximale quand la validité d'un énoncé dépend juste de sa reconnaissance par l'ensemble de la communauté et minimale quand elle découle des propriétés de son producteur. [2] A ce sujet, il est regrettable que les deux graphiques issus d'une enquête aussi fouillée soient si peu lisibles... [3] Cf. Bourdieu, Pierre, La noblesse d'Etat, Paris, Minuit, 1989 [4] Fourquet,
François, Les comptes de la puissance. Aux origines de la comptabilité nationale
et du Plan, Paris, Encres, 1980 et Dulong, Delphine, Moderniser la
politique. Aux origines de la 5ème République, Paris,
L'Harmattan, 1998 |
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