olivier godechot

ABDELNOUR Sarah, BOUQUET Marie-Victoire , 2007, « Compte-rendu de l'ouvrage de Viviana Zelizer, La signification sociale de l'argent, Seuil, "Liber", 2005. »

Sarah ABDELNOUR

Marie-Victoire BOUQUET

Master 2 ETT 2006-2007

Cours de sociologie économique

D'Olivier GODECHOT

 

 

 

 

 

Compte-rendu critique

Viviana A. ZELIZER, La signification sociale de l'argent,

Editions du Seuil, Collection Liber, 2005 (1ère édition en anglais 1994)

 

 

Eminente représentante de la sociologie économique américaine contemporaine, Viviana Zelizer en dépasse néanmoins les frontières en passant outre les cloisonnements des disciplines et des traditions de recherche, et en refusant de s'inscrire dans des courants théoriques, qu'ils soient parsoniens, marxistes, ou relevant de la « nouvelle sociologie économique ».

Dans La signification sociale de l'argent, elle prend pour objet la monnaie, ou plus précisément les usages sociaux de la monnaie, et s'inscrit en faux par rapport à deux conceptions de la monnaie, issues des sciences sociales. D'une part, si elle semble reprendre le fil d'une tradition sociologique remontant aux 'pères fondateurs', Marx, Simmel, Weber..., elle s'oppose néanmoins frontalement à une analyse, présente à divers degrés dans leurs travaux, et qui pose la monnaie comme vecteur d'uniformisation et de déshumanisation. D'autre part, elle juge totalement irréaliste la vision économique qui définit la monnaie comme un 'objet liquide totalement homogène et infiniment divisible qui ne présente aucune qualité distinctive'. Cette double distanciation, par rapport à un jugement normatif du chercheur, qui projette sur la monnaie soit son angoisse d'un capitalisme déshumanisant, soit ses hypothèses théoriques de neutralité et de transparence, lui permet de mettre au coeur de son analyse les usages sociaux de la monnaie, étudiés dans toute leur diversité et leur complexité.

Afin de mettre son hypothèse d'un « marquage » social de l'argent à l'épreuve, Viviana Zelizer étudie la période de 1870 à 1930, qui est celle des tentatives d'imposition par l'Etat américain d'une devise nationale unifiée. Elle va alors montrer que « le marquage des monnaies informelles est un phénomène aussi puissant que la création officielle de telle ou telle monnaie légale », et qu'il n'est pas seulement un résidu sentimental d'une époque révolue. Pour cela, elle se focalise sur la « création » de trois sortes de monnaies, qui font l'objet de chapitres différenciés : l'argent domestique, l'argent des dons et l'argent de la charité.

 

L'argent domestique, celui qui circule à l'intérieur du foyer familial, est nettement différencié, et constitue même d'une certaine façon un vecteur des inégalités, en termes de sexe et d'âge. Viviana Zelizer met en relief la différenciation sexuelle de la perception et de l'usage de l'argent. Ainsi, l'argent éventuellement gagné par les femmes n'a pas la même valeur que celui gagné par leur mari, et surtout, le partage du revenu au sein du foyer est foncièrement inégalitaire. Cette répartition du revenu du foyer a néanmoins subi des évolutions importantes au cours de la période étudiée puisque la norme, qui était d'abord celle de « dons » ponctuels à la demande de l'épouse, va progressivement être remplacée d'abord par celle d'une « allocation » généralement mensuelle, puis par le contrôle commun du portefeuille. Notons, et l'auteur le montre clairement, que cette évolution n'a été ni linéaire, ni homogène socialement.

En ce qui concerne la différenciation de l'usage de l'argent, Viviana Zelizer insiste sur la séparation, physique ou symbolique, des sommes affectées aux différents usages. Elle évoque alors les récipients et autres cachettes destinés à abriter ces subdivisions du budget familial. La démonstration d'un marquage de la monnaie est peut-être un peu moins convaincante à ce stade car cette affectation, si elle crée des « sous-monnaies » hétérogènes, relève surtout d'une gestion qui se veut rationnelle du budget familial, et ne semble pas aller véritablement à l'encontre du processus de monétarisation imposé par l'Etat.

Pour conclure cette première partie, l'auteur éclaircit son objectif. Elle admet la présence accrue de l'argent au sein des rapports familiaux, mais ce qui importe le plus selon elle, c'est le fait qu'en envahissant les foyers, l'argent se transforme, se personnalise, se différencie.

 

La seconde partie est consacrée à l'argent des dons. L'auteur se demande ici comment l'argent, vecteur des relations impersonnelles et supposé dénué de toute charge sentimentale, est progressivement devenu un cadeau légitime. Il apparait nettement que l'argent a été et est toujours dans une certaine mesure un don problématique. Pour devenir un type de cadeau accepté et acceptable, l'argent a dû subir un marquage spécifique : il s'agissait d'inventer une devise qui ne puisse circuler dans un contexte impersonnel, et d'en limiter les emplois possibles. Cette évolution n'a pas eu lieu sans heurt, comme l'illustrent les exemples du pourboire, objet de vexation et de gêne jusqu'à ce qu'il soit reconnu par la Cour Suprême comme un élément du salaire donné par le client en échange d'une prestation ; ou celui des présents courtois, risquant d'être assimilés à de la prostitution. L'argent est devenu progressivement un cadeau légitime, d'abord dans le cadre d'une monétarisation rapide de la société et de l'accroissement tout aussi rapide des occasions d'échanges de cadeaux, mais surtout grâce à des tactiques de marquage de la monnaie offerte : pièces gravées, emballage personnalisé... et par la restriction de l'usage de l'argent reçu.

Viviana Zelizer concède en conclusion que l'économie du don a été profondément commercialisée, mais cette monétisation ne s'accompagne selon elle ni d'un appauvrissement de la vie sociale, ni d'un recul des échanges (notamment ceux relevant du don). Et ce qui intéresse finalement l'auteur, c'est cette subsistance des formes et des interactions sociales, qui se sont adaptées à la mise en place d'une économie marchande monétisée, et qui ont forcé en retour l'argent et les institutions qui l'encadrent à s'adapter

 

Dans un troisième temps, l'auteur s'intéresse à la question spécifique de l'argent distribué aux pauvres. Une étude historique approfondie lui permet de mettre à jour des évolutions complexes du système américain d'assistance sociale. A la fin du XIXe siècle, les aides en nature prédominent nettement, les pauvres étant jugés incapables de gérer de l'argent, et risquant selon les associations caritatives de le dépenser à des fins 'immorales'. Progressivement, mais de manière ambiguë et non linéaire, s'impose l'idée selon laquelle les aides monétaires valent mieux que les aides en nature. A la fin du XIXe siècle, la justification est celle de la rééducation morale des pauvres, et les aides consistent souvent en des monnaies spécifiques, comme les bons d'épicerie et les timbres de ravitaillement, puisque les travailleurs sociaux s'assignent comme objectif de réformer les budgets des familles pauvres. Au début du XXe siècle, les travailleurs sociaux estiment que les aides en argent participent à l'autonomisation des familles démunies, et se fixent alors comme défi de faire participer les pauvres à la société de consommation.

Si on peut penser à ce stade que la monétisation de la société trouve son parachèvement, Viviana Zelizer en pointe néanmoins les nuances et les résistances. D'une part, les aides elles-mêmes restent souvent versées dans des monnaies spécifiques, et sont soumises à un contrôle strict de la part des travailleurs sociaux, qui ont un droit de regard sur les dépenses des familles bénéficiaires. D'autre part, ces monnaies charitables sont parfois contestées car elles ne tenaient pas compte des habitudes de consommation et des pratiques culturelles des bénéficiaires. Ainsi, les pauvres, et notamment les immigrés, contournaient le contrôle des dépenses funéraires et d'assurance-vie, et les organisations caritatives ont dû prendre acte de ces pratiques, et cesser de les contraindre.

Dans une conclusion aux accents bourdieusiens (« ce que l'argent veut dire »), Viviana Zelizer revient sur la thèse qu'elle défend, et dissipe d'éventuelles interprétations erronées. Ainsi, elle insiste sur le fait que les monnaies multiples ne sont pas des reliquats d'un monde primitif, mais sont au contraire caractéristiques des économies capitalistes avancées. Sa thèse n'est pas celle d'une résistance à la marchandisation puisque les phénomènes qu'elle décrit supposent une absorption de la monnaie, mais la perception et les usages de celle-ci sont inscrits dans des relations sociales et des systèmes de valeurs.

La démonstration, appuyée sur une analyse socio-historique approfondie, atteint son objectif, en faisant apparaître à la fois les excès des théories sociologiques qui pensaient la monnaie comme un puissant instrument de déshumanisation, et les illusions économiques d'une monnaie voile. Elle pêche parfois par un volontarisme qui fait oublier d'autres dimensions que celle du « marquage » de l'argent. Ainsi, quand l'auteur affirme que seul le marquage permet de distinguer un pot-de-vin d'une donation ou d'un salaire, on peut estimer que le droit permettrait efficacement d'établir la frontière entre ces différents transferts monétaires.

V. Zelizer a pris le parti d'étudier les relations d'adaptation réciproque entre un ensemble d'acteurs, et notamment l'Etat, qui souhaitent imposer une devise unique et indifférenciée, et les pratiques des acteurs qui sont pris dans des réseaux de relations et des systèmes culturels. Elle étudie pour cela des usages quotidiens de l'argent, au niveau de la consommation individuelle ou familiale. On peut alors se demander, et elle le fait elle-même, si son analyse résisterait à l'échelle du marché. Et si elle répond que « la monnaie prend des formes multiples partout », la manipulation de l'argent au sein des entreprises ou sur les marchés financiers semble néanmoins mériter une analyse spécifique. Enfin, son analyse pourrait également être complétée par une étude sur les conséquences de la virtualisation croissante de l'argent, qu'elle mentionne, et qui selon elle, ne devrait pas faire disparaitre le marquage, mais qui risque au moins de bouleverser les tactiques de marquage. Ces dernières interrogations ne doivent toutefois pas occulter la rigueur et la subtilité qui ont guidé l'écriture de ce passionnant ouvrage.



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