olivier godechot

TRAISNEL Léa, 2006, « Compte-rendu de l'ouvrage d'Albert Hirschman, Défection et prise de parole, Fayard, 1995 ».

Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole, Théorie et applications, Fayard, coll. « L'espace du politique », Paris, 1995 (216 p.)

Si les formes prises par les relations marchandes sont dépendantes des dispositifs mis en place par les acteurs pour la circulation des biens, et si ces individus sont dits rationnels selon les prismes économiques standards, comment comprendre alors la survenance de dysfonctionnements au sein des organisations en général et faire « Face au déclin des entreprises et des institutions[1] » ? Albert O. Hirschman, économiste de formation, propose, pour y répondre et aller ainsi au-delà des modes de penser propres aux néo-classiques, une démarche originale, tant par son cadre d'analyse que par son ambition transdisciplinaire. Il s'agit, pour lui, de penser relationnellement deux modalités d'action s'ouvrant aux acteurs mécontents : quitter l'organisation pour une concurrente par la défection ou protester, par la prise de parole, en vue de l'améliorer de l'intérieur.

 

 

Appelant le chercheur en sciences sociales à considérer la « valeur pratique des concepts politiques » en économie et réciproquement la « valeur pratique des concepts économiques » en politique, l'auteur s'attache à corriger les travers des économistes, qui font le présupposé d'un système concurrentiel intégral et surévaluent trop souvent le rôle de la défection, et ceux des politistes, qui pensent la prise de parole comme l'action politique par excellence. Si les deux concepts semblent a priori s'opposer - ces mécanismes étant plus ou moins directs, explicites, interrelationnels - la typologie hirschmanienne est judicieuse en ce qu'elle est dynamique : l'exit et la voice peuvent se faire obstacle, être en eux-mêmes non fonctionnels, voire contre-productifs, mais aussi former une alliance féconde pour remédier aux marchés discourant. La manière d'avoir recours à ces outils de contestation serait constitutive de l'efficacité de ces actions, et Hirschman complexifie cette logique binaire en introduisant la catégorie de « loyalisme » pour mieux comprendre les ressorts d'une combinaison réussie entre défection et prise de parole. La « loyalty » correspondrait à une forme d'attachement particulier à une organisation qui présente, à l'inverse de la foi, des éléments de croyance non exclusifs de l'idée de rationalité. Elle freinerait la défection et laisserait le temps aux membres de choisir la prise de parole.

Le modèle ainsi mis en oeuvre dans l'essai devient fécond au Chapitre VIII où l'application semble convaincante à propos du rôle des mobilisations dans la tradition américaine : il donne ainsi une explication, par la défection, de la valeur suprême accordée à la réussite par la promotion individuelle, des usages d'un loyalisme communautaire par le Pouvoir noir. Si Hirschman prétend mettre en place une modélisation, il convient de reconnaître la diversité des phénomènes expliqués, et le dépassement d'un certain nombre de paradoxes : selon lui, l'ascension sociale renforcerait les inégalités en situation de régime concurrentiel, de même que le monopole privé ou public peut être plus efficace que la mise en concurrence.

 

 

Mais la méthode utilisée rencontre quelques écueils, liés à une ambition de généralisation aboutissant à des démonstrations parfois trop mécanistes.

L'empirie chez Hirschman permet surtout la position des problèmes, et même du problème pourrait-on dire avec le cas du Niger. Dans une étude précédente sur les transports ferroviaires nigérians, le chercheur avait constaté les difficultés de la société enquêtée à dépasser les luttes de concurrence avec les entreprises de transports routiers. En élargissant ces situations à toute sorte d'institutions connaissant des dysfonctionnements, l'auteur réfléchit aux forces envisageables pour venir en aide aux entreprises a priori démunies face au déclin de leur productivité, mais ne déclenche alors pas de démarche proprement inductive, reléguant les cas empiriques au rôle d'illustrations et non comme tests des hypothèses. Dans le chapitre II sur la défection, à partir d'une modélisation par construction de fonctions - les fonctions de défection et de réaction -, il n'étudie qu'abstraitement les interactions entre celles-ci.

En outre, peu prudent par rapport aux déterminations mécaniques des relations marchandes, le chercheur envisage l'acte de consommer, de militer en termes de coûts/bénéfices et occulte ainsi la dimension temporelle de cet acte, qu'il conviendrait plutôt de saisir comme action. Il n'y a pas assez d'intérêt accordé aux conditions sociales, médiatiques qui rendent possible le pouvoir de négociation et d'influence nécessaire à l'efficacité de la prise de parole. Si, pour Hirschman, la situation concurrentielle détermine largement l'arbitrage entre les différentes actions et les conditions de leur efficacité, on ne sait rien de la manière dont ces relations s'établissent. Faire de la situation concurrentielle le mode de compréhension clef des relations marchandes réduit clairement la force explicative de sa réflexion sur les transactions marchandes. De plus, Hirschman partage, avec les tenants de l'approche stratégique, l'idée que, pour analyser les phénomènes sociaux, les acteurs et leurs actions constituent une variable explicative fondamentale, mais l'économiste envisage surtout le seul point de vue de la demande. En nous appuyant sur les travaux de la nouvelle sociologie économique, on pourrait alors cependant faire l'hypothèse, qui nuancerait ainsi clairement la spontanéité de la voice, que la prise de parole par les consommateurs peut être à l'initiative d'un autre acteur de la relation marchande. En décentralisant la focale d'analyse sur les rapports internes à une organisation, on peut aisément repérer des processus de construction sociale entre les différents acteurs en présence. Certaines enquêtes de terrain ont ainsi pu, par exemple, montrer que « la prise de parole par les consommateurs ne peut pas être décrite comme une forme d'expression très ouverte et très libre : elle est d'occurrence assez faible et plutôt à l'initiative du prestataire qu'à celle du consommateur. Elle exprime moins les préférences affichées des consommateurs qu'elle ne pousse ces derniers à réagir et produire des jugements sur l'offre qui leur est proposée[2] ». En outre, les effets des situations concurrentielles sur les modalités d'expression de la demande peuvent être mis à l'épreuve par l'hypothèse de l'offre variée : plus la possibilité pour le consommateur d'arbitrer entre des offres alternatives au sein même d'une organisation est grande, plus la demande peut être auscultée et contrôlée par l'offreur. Un tel travail de mise en forme des actions des consommateurs par l'entreprise permet de mieux traiter leurs préférences et insatisfactions qu'à l'aune d'une défection vis-à-vis de l'offre, dont on sait par ailleurs qu'il s'agit d'un procédé non relationnel et anonyme.

 

 

Si les possibilités pour le consommateur de se détourner d'un produit ou de le contester constituent bien des mécanismes d'ajustement essentiels s'exerçant sur les marchés - à garder à l'esprit dès lors que l'on est attentif aux problématiques du changement social sur tout type de marché - le chercheur ne doit pas pour autant utiliser la typologie hirschmanienne de manière exclusive. En intégrant les « Exit, Voice and Loyalty » au sein d'une logique constructiviste, ces moyens concrets d'action et d'expression ne sont alors plus déterminés comme des attributs, mais plutôt comme des modalités construites et pouvant même être réorganisées et cadrées par les actions de l'ensemble des acteurs en présence, et non plus seulement de manière autonome par ceux de la demande.

Traisnel Léa

 

 

 

 

 



[1] Référence faite ici au titre de la première traduction française de l'ouvrage présenté d'Hirschman : Face au déclin des entreprises et des institutions, Editions ouvrières, 1972.

[2] Sophie Dubuisson-Quellier, «Le prestataire, le client et le consommateur. Sociologie d'une relation marchande», Revue française de sociologie, 40(4), p. 676.



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