olivier godechot

KITTLER Anne, MAINSANT Gwénaelle, 2006, « Compte-rendu de l'ouvrage de Michèle de La Pradelle, 1996, Les vendredis de Carpentras. Faire son marché en Provence ou ailleurs, Fayard ».

La Pradelle (de), Michèle, Les Vendredis de Carpentras, faire son marché en Provence ou ailleurs 1996, Fayard, Paris

 

Demander à une anthropologue d'étudier les marchés en France semblait appeler une étude du folklore et du pittoresque de l'objet. Prenant le contre-pied de cette attente académique, Michèle de La Pradelle saisit le prétexte pour esquisser le projet d'une anthropologie de l'échange marchand.

L'enquête telle qu'elle lui avait été présentée contenait un présupposé : « les marchés s'étaient peu à peu vidés de leur contenu "économique" pour ne conserver qu'une signification "culturelle" » (p. 10), dans la lignée des évolutions décrites par Karl Polanyi des sociétés traditionnelles où les échanges de biens sont « enchâssés » aux sociétés modernes où règne le marché autorégulateur, ce qui explique que l'on ait fait appel à une ethnologue pour étudier ce « micro-évènement pittoresque », cette « tradition préservée comme par un miracle en marge des normes modernes de la grande distribution » (p. 19). Comment serait-il possible de ne pas se laisser prendre par ce grand partage entre l'économique (le Marché) et le social (le marché) ? Le travail de Michèle de La Pradelle implique une double rupture. D'une part, elle renonce à une étude qui restituerait le pittoresque du marché, faisant preuve de l'anachronisme que serait le marché dans nos sociétés modernes. D'autre part, elle se refuse à envisager que le marché, du fait de ce présupposé d'anachronisme, ne puisse plus être le lieu, l'occasion d'un rapport marchand ; surinvesti d'un sens culturel et social (a-économique), le marché aurait perdu toute résonance économique.

L'auteur rappelle à ce titre que l'échange marchand anonyme est lui aussi social, car « ignorer l'acheteur qui me fait face, ou faire "comme si" est une des manières possibles de traiter l'autre » (p. 16). Il existe quelque chose de commun à tous les échanges marchands, quels qu'ils soient, et elle définit leur fondement comme « une situation où, dans un laps de temps donné, un lieu précis et pour cette activité là, les acteurs se reconnaissent simplement comme des partenaires équivalents, si inégaux que soient par ailleurs leur pouvoir ou leur statut ; ils acceptent les règles d'un jeu dont la première est qu'aucun d'eux ne peut s'y réclamer d'un avantage ou d'un privilège extérieur à la situation d'échange » (p. 16).

Pour analyser cette mutation des statuts perpétuellement rejouée, l'ethnologue observe trois marchés : l'enthousiaste et célèbre marché forain de la vieille ville, l'énorme et froid marché-gare, marché de gros aux fruits et légumes, et le petit et discret marché aux truffes. Michelle de La Pradelle formule l'hypothèse que « l'échange, en tant qu'il met face à face des partenaires provisoirement équivalents d'un même jeu, est dans ces trois cas au principe de la constitution d'un espace spécifique en rupture avec la vie sociale ordinaire et les rapports d'inégalité qui la régissent, mais selon trois modes distincts » (p. 35) (le commerce grave et sérieux entre professionnels dans le marché-gare, la célébration de la truffe entre initiés et l'heureux divertissement sur le marché forain, dans chaque cas comme s'il existait une pleine égalité entre les partenaires). De ce fait, le marché, incarnation des échanges marchands, implique un espace social à identité non saturée : l'effacement des statuts et des qualités en est la condition négative, instituant du même coup un champ de rapports sociaux spécifiques où les hiérarchies sociales extérieures n'auraient plus cours. Cette spécificité de l'échange marchand génère un espace social quasi autonome, redevable de codes qui ne reposeraient plus sur des attributs sociaux activés lors de tout type d'interactions autres que marchandes.

L'ethnologue découvre que son objet anthropologique n'est pas un vestige de tradition, comme on aurait pu s'y attendre. Bien au contraire, « sous couvert d'exotisme provençal et d'héritage ancestral, la logique des comportements de marché, ce perpétuel jeu sur l'anonymat qui en est le principe, se révèle bel et bien moderne » (p. 19). Le marché de Carpentras a toujours à être pensé au-delà de son statut d'exemple, comme modèle qui met en lumière des rapports sociaux qui excèdent le simple cadre de Carpentras.

 

A ce moment de l'analyse, l'auteur montre que le marché ne doit pas être pensé comme une institution ad hoc - il est en effet lui-même redevable de structures macro-sociales, produit des politiques publiques, qui le modèlent, en définissent les frontières et régulent son expansion, modérant ses rapports avec les multiples acteurs en jeu dans la ville - ni comme une institution désencastrée, car le marché est saisi dans ses ramifications avec l'extérieur, pour autant, son fonctionnement interne est redevable de codes particuliers.

Sans pour autant le décontextualiser, le marché forain peut être analysé en lui-même avec des principes systématiques de cohérence qui lui sont propres et que l'anthropologue s'efforce de mettre à jour, révélant une structuration sous-jacente à l'apparent chaos. Les acteurs, clients ou forains, investissent des rôles sociaux, des manières de faire, de présentation de soi lorsqu'ils pénètrent l'espace social du marché, qui s'inscrivent dans ce que Michèle de La Pradelle appelle une « économie de la séduction ». Cette économie de la séduction se construit comme le pendant des rapports entre clients et commerçants dans les boutiques des commerçants sédentaires de la ville. Sur le marché, la finalité marchande de la présence du couple forain - client peut être mise en ellipse tandis que la présence du même couple dans une boutique induit cette finalité de façon univoque. Le cadre ouvert du marché (en opposition avec la boutique) permet au client de prétendre venir sur le marché uniquement pour flâner, pour prendre son temps. Le forain adopte le rôle de l'étranger, du commerçant venu d'ailleurs, levant ainsi toute forme de contrainte à acheter que les clients peuvent ressentir lorsqu'une relation d'interconnaissance les lie à la personne. Loin d'être a-économique, le marché forain est l'occasion de rejouer la dimension économique du rapport marchand d'une façon nouvelle. Ces rôles spécifiques sont investis par les acteurs sur fond d'exaltation de la liberté : le forain vante sa liberté à choisir son travail et à le mener comme il l'entend, le client invoque sa liberté à prendre son temps.

Au travers de ces échanges marchands, c'est un commerce d'imaginaires qui s'instaure. Joué de façon à appuyer la distinction avec la grande distribution, il permet de donner corps aux « produits du marché ». Cette distinction sert notamment à justifier l'existence comme mode de distribution alternatif en affublant les produits du marché de caractéristiques locales, artisanales, authentiques, etc. Au-delà de cette distinction, ce qui émerge en filigrane, c'est la revendication d'une histoire ou d'une ancestralité des produits, des acteurs et de leurs relations, de l'institution elle-même et par delà la production du local. Une histoire en grande partie feinte puisque, contrairement à l'imaginaire local, le marché forain est en réalité un phénomène moderne, dû à la délocalisation de la distribution de la production régionale vers le « marché-gare » ou vers des réseaux spécialisés (une distribution qui prenait des formes trop modernes et qui nécessitait plus d'espace). Malgré son allure traditionnelle, à l'exception du marchand aux truffes, le marché de Carpentras ne rassemble que des revendeurs professionnels.

 

Par la suite, l'auteur explicite son hypothèse et analyse la particularité qu'est cette séquence d'espace-temps[1] du marché, comment elle rompt avec les autres modes d'ordonnancement du réel qui ont cours (hiérarchie sociale et professionnelle, etc.) à l'extérieur du marché. Selon Michèle de La Pradelle, le marché établit une situation utopique égalitaire : « On y met en scène un vieux mythe fondateur, on y réalise quelques heures durant le modèle classique de la société civile, lieu idéal de confrontation entre des volontés libres et formellement équivalentes » (p. 245). La concurrence économique, elle aussi, apparaît comme pure et parfaite.

L'ethnologue relève tous les mécanismes, qu'ils soient pensés comme tels ou non, qui visent à établir une égalité entre les acteurs, mais on peut s'étonner qu'elle n'interroge pas l'idée qu'il puisse réellement y avoir une suspension des déterminismes sociaux.

Il existe dans le marché de Carpentras un certain nombre de places fixes qu'utilisent toutes les semaines quelques permanents. Les autres places sont distribuées au hasard, chaque vendredi matin, entre les postulants. Le tirage au sort, mis en place il y a une quinzaine d'année, sert une procédure voulue expressément égalitaire. L'attribution des places permet ensuite, telle une inauguration, de présenter permanents et « passagers », et d'instaurer une communauté. L'auteur signale qu'il existe quand même toute une série de manipulations autour du tirage au sort (qui permet notamment de donner la priorité aux denrées périssables), mais il reste que le modèle qui sert de base à l'organisation du marché est « l'idéal d'équité et le modèle classique de concurrence parfaite propre à la représentation libérale du Marché » (p. 252). La redistribution hebdomadaire des places participe de l'effet d'équité auprès des consommateurs. Marchands et clients en profitent pour jouer la rencontre de l'offre et de la demande, par exemple en initiant une ébauche de marchandage, comme pour se distinguer d'autant plus de la froideur, de l'anonymat et quelque part de l'impuissance que l'on peut ressentir devant un rayon de supermarché. En feignant sur le marché l'absence de contraintes macro-économiques extérieures, « on rejoue l'utopie d'un rapport fondateur entre individus libres et égaux, qui est au principe de toutes représentations libérales de la société » (p.266).

Michèle de la Pradelle montre ensuite comment tout concourt (jusqu'à la volonté des acteurs) à ce que, entre les consommateurs eux-mêmes, les déterminismes sociaux et économiques soient désactivés le temps du marché. La promiscuité physique et sociale, renforcée par la configuration géographique du marché, invite déjà à réduire la distance sociale, « mais sur ce marché, qui plus est, se constitue un espace social en rupture avec les rapports sociaux de domination qui régissent le reste de la société, dont le principe est l'égalisation des conditions » (p. 271). La familiarité, le ton coquin dont les forains usent largement, la possibilité de se moquer, et par-là de nier, des signes distinctifs de la réussite sociale, la brusquerie avec laquelle les forains traitent tous les clients, l'« amitié généralisée », sont les éléments de cette mise en scène qui vise à montrer que « chacun est ici logé à la même enseigne » (p. 279).

Aux distinctions qui fondent d'ordinaire la hiérarchie sociale sont substituées les caricatures de « personnages types qui n'appartiennent en propre à aucun milieu social » (p. 302), comme la bonne gestionnaire de foyer ou la femme infidèle. Au final, « la logique de cette mascarade n'est donc jamais d'exclure ni de classer, de revendiquer un statut ou une qualité : par la caricature de tous les petits travers de l'humanité moyenne, on rend au contraire manifeste qu'on est tous pareils. On se donne mutuellement en spectacle une société, bien évidemment fictive, qui ne serait composée que de semblables » (p. 303).

La précision ethnographique de Michèle de La Pradelle convainc quant au type de présentation de soi qui a court dans le marché et sur les mécanismes qui régissent les interactions (dans tout ce qui permet l'opposition avec la boutique ou la grande surface, comme la plus grande familiarité avec laquelle on peut traiter les clients). Pour autant, ses descriptions ne permettent pas de distinguer la mascarade telle qu'elle est jouée, c'est-à-dire la tentative d'annihilation de tous déterminismes économiques et sociaux, et la façon dont ces déterminismes peuvent s'articuler, au-delà de la mise en scène apparente. N'y-t-il pas une marge entre l'utopie mise en scène et son actualisation ? On peut se demander s'il est réellement imaginable que, « dans la mesure où chacun fait de cette égalité formelle une règle de son comportement, le marché devient un monde fictif composé d'individus semblables où la différence des statuts sociaux et des fortunes est provisoirement oblitérée [...]. De ce point de vue, le marché s'oppose à tous les lieux -entreprises, espaces résidentiels et autres- où s'actualisent les hiérarchies sociales » (p. 272). C'est peut-être en allant (trop) chercher à l'opposé de ce qu'on pouvait penser comme la réminiscence d'une tradition ancestrale, un résidu culturel dans l'économie moderne, que l'auteur a vu dans ce marché forain le paradigme de l'économie libérale.

Pour autant, cette étude des vendredis de Carpentras a valeur de manifeste, manifeste d'une anthropologie qui refuse le cantonnement dans l'exotisme du lointain comme du proche, qui investit un objet ouvert, propre de nos mondes contemporains qui ne répondait pas a priori aux critères de l'objet ethnologisable.

Kittler Anne

Mainsant Gwénaëlle



[1] Voir La Pradelle (de), Michèle, « La ville des anthropologues » in Body Gendrot S., Lussault M. (dir.), La ville, l'urbain, l'état des savoirs, 2000, Paris, La découverte



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