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KITTLER Anne, MAINSANT Gwénaelle, 2006, « Compte-rendu de l'ouvrage de Michèle de La Pradelle, 1996, Les vendredis de Carpentras. Faire son marché en Provence ou ailleurs, Fayard ».Demander à une anthropologue
d'étudier les marchés en France semblait appeler une étude du folklore et du
pittoresque de l'objet. Prenant le contre-pied de cette attente académique,
Michèle de L'enquête telle qu'elle lui
avait été présentée contenait un
présupposé : « les marchés s'étaient peu à peu vidés de leur contenu
"économique" pour ne conserver qu'une signification "culturelle" » (p.
10), dans la lignée des évolutions décrites par Karl Polanyi des sociétés
traditionnelles où les échanges de biens sont « enchâssés » aux
sociétés modernes où règne le marché autorégulateur, ce qui explique que l'on
ait fait appel à une ethnologue pour étudier ce « micro-évènement pittoresque »,
cette « tradition préservée comme par un miracle en marge des normes
modernes de la grande distribution » (p. 19). Comment serait-il
possible de ne pas se laisser prendre par ce grand partage entre l'économique
(le Marché) et le social (le marché) ? Le travail de Michèle de L'auteur rappelle à ce titre que l'échange marchand anonyme est lui aussi social, car « ignorer l'acheteur qui me fait face, ou faire "comme si" est une des manières possibles de traiter l'autre » (p. 16). Il existe quelque chose de commun à tous les échanges marchands, quels qu'ils soient, et elle définit leur fondement comme « une situation où, dans un laps de temps donné, un lieu précis et pour cette activité là, les acteurs se reconnaissent simplement comme des partenaires équivalents, si inégaux que soient par ailleurs leur pouvoir ou leur statut ; ils acceptent les règles d'un jeu dont la première est qu'aucun d'eux ne peut s'y réclamer d'un avantage ou d'un privilège extérieur à la situation d'échange » (p. 16). Pour analyser cette mutation
des statuts perpétuellement rejouée, l'ethnologue observe trois marchés :
l'enthousiaste et célèbre marché forain de la vieille ville, l'énorme et froid
marché-gare, marché de gros aux fruits et légumes, et le petit et discret
marché aux truffes. Michelle de L'ethnologue découvre que son objet anthropologique n'est pas un vestige de tradition, comme on aurait pu s'y attendre. Bien au contraire, « sous couvert d'exotisme provençal et d'héritage ancestral, la logique des comportements de marché, ce perpétuel jeu sur l'anonymat qui en est le principe, se révèle bel et bien moderne » (p. 19). Le marché de Carpentras a toujours à être pensé au-delà de son statut d'exemple, comme modèle qui met en lumière des rapports sociaux qui excèdent le simple cadre de Carpentras. A ce moment de l'analyse, l'auteur montre que le marché ne doit pas être pensé comme une institution ad hoc - il est en effet lui-même redevable de structures macro-sociales, produit des politiques publiques, qui le modèlent, en définissent les frontières et régulent son expansion, modérant ses rapports avec les multiples acteurs en jeu dans la ville - ni comme une institution désencastrée, car le marché est saisi dans ses ramifications avec l'extérieur, pour autant, son fonctionnement interne est redevable de codes particuliers. Sans pour
autant le décontextualiser, le marché forain peut être analysé en lui-même avec
des principes systématiques de cohérence qui lui sont propres et que l'anthropologue
s'efforce de mettre à jour, révélant une structuration sous-jacente à
l'apparent chaos. Les acteurs, clients ou forains, investissent des rôles
sociaux, des manières de faire, de présentation de soi lorsqu'ils pénètrent
l'espace social du marché, qui s'inscrivent dans ce que Michèle de Au travers de ces échanges marchands, c'est un commerce d'imaginaires qui s'instaure. Joué de façon à appuyer la distinction avec la grande distribution, il permet de donner corps aux « produits du marché ». Cette distinction sert notamment à justifier l'existence comme mode de distribution alternatif en affublant les produits du marché de caractéristiques locales, artisanales, authentiques, etc. Au-delà de cette distinction, ce qui émerge en filigrane, c'est la revendication d'une histoire ou d'une ancestralité des produits, des acteurs et de leurs relations, de l'institution elle-même et par delà la production du local. Une histoire en grande partie feinte puisque, contrairement à l'imaginaire local, le marché forain est en réalité un phénomène moderne, dû à la délocalisation de la distribution de la production régionale vers le « marché-gare » ou vers des réseaux spécialisés (une distribution qui prenait des formes trop modernes et qui nécessitait plus d'espace). Malgré son allure traditionnelle, à l'exception du marchand aux truffes, le marché de Carpentras ne rassemble que des revendeurs professionnels. Par la suite,
l'auteur explicite son hypothèse et analyse la particularité qu'est cette
séquence d'espace-temps[1] du
marché, comment elle rompt avec les autres modes d'ordonnancement du réel qui
ont cours (hiérarchie sociale et professionnelle, etc.) à l'extérieur du
marché. Selon Michèle de L'ethnologue relève tous les mécanismes, qu'ils soient pensés comme tels ou non, qui visent à établir une égalité entre les acteurs, mais on peut s'étonner qu'elle n'interroge pas l'idée qu'il puisse réellement y avoir une suspension des déterminismes sociaux. Il existe dans le marché de Carpentras un certain nombre de places fixes qu'utilisent toutes les semaines quelques permanents. Les autres places sont distribuées au hasard, chaque vendredi matin, entre les postulants. Le tirage au sort, mis en place il y a une quinzaine d'année, sert une procédure voulue expressément égalitaire. L'attribution des places permet ensuite, telle une inauguration, de présenter permanents et « passagers », et d'instaurer une communauté. L'auteur signale qu'il existe quand même toute une série de manipulations autour du tirage au sort (qui permet notamment de donner la priorité aux denrées périssables), mais il reste que le modèle qui sert de base à l'organisation du marché est « l'idéal d'équité et le modèle classique de concurrence parfaite propre à la représentation libérale du Marché » (p. 252). La redistribution hebdomadaire des places participe de l'effet d'équité auprès des consommateurs. Marchands et clients en profitent pour jouer la rencontre de l'offre et de la demande, par exemple en initiant une ébauche de marchandage, comme pour se distinguer d'autant plus de la froideur, de l'anonymat et quelque part de l'impuissance que l'on peut ressentir devant un rayon de supermarché. En feignant sur le marché l'absence de contraintes macro-économiques extérieures, « on rejoue l'utopie d'un rapport fondateur entre individus libres et égaux, qui est au principe de toutes représentations libérales de la société » (p.266). Michèle de Aux distinctions qui fondent d'ordinaire la hiérarchie sociale sont substituées les caricatures de « personnages types qui n'appartiennent en propre à aucun milieu social » (p. 302), comme la bonne gestionnaire de foyer ou la femme infidèle. Au final, « la logique de cette mascarade n'est donc jamais d'exclure ni de classer, de revendiquer un statut ou une qualité : par la caricature de tous les petits travers de l'humanité moyenne, on rend au contraire manifeste qu'on est tous pareils. On se donne mutuellement en spectacle une société, bien évidemment fictive, qui ne serait composée que de semblables » (p. 303). La précision
ethnographique de Michèle de Pour autant, cette étude des vendredis de Carpentras a valeur de manifeste, manifeste d'une anthropologie qui refuse le cantonnement dans l'exotisme du lointain comme du proche, qui investit un objet ouvert, propre de nos mondes contemporains qui ne répondait pas a priori aux critères de l'objet ethnologisable. Kittler Anne Mainsant Gwénaëlle [1] Voir |
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