olivier godechot

PINGAUD Etienne, 2006, « Compte rendu de Albert Hirschman, Les passions et les intérêts, PUF, 2006 ».

Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts, Paris, PUF, 1980

 

 

Le système capitaliste, selon Hirschman, a pu succéder au monde médiéval grâce à la lente habilitation morale d'activités d'enrichissement personnel, jusqu'ici passibles des pires réprobations. La philosophie augustinienne exhortait depuis des siècles l'homme de foi à éviter le triptyque des convoitises pécheresses, le désir de chair, le désir de richesse et le désir de pouvoir (libido dominandi). De tout temps, cette dernière forme de « mal » a toutefois bénéficié de la clémence des autorités, parce qu'elle allait de pair avec la recherche de gloire, tenue pour haute vertu dans l'échelle féodale. Au Moyen Age, l'honneur et l'amour de soi sont en effet valeurs nobiliaires, et président à l'idéal chevaleresque des aristocrates qu'ont su magnifier les littérateurs comme Corneille. L'appât du gain est au contraire perçu comme une méprisable tare bourgeoise.

Quelques siècles plus tard, l'observateur ne peut que constater les transformations profondes du système des valeurs. Autrefois appelée cupidité ou avarice, la capacité de capitalisation personnelle organise désormais la structure sociale. La quête de gloire lui est elle-même subordonnée. Comment expliquer cette remise en cause progressive des canons les plus élémentaires de la morale chrétienne ? A l'écart de tous les travaux qui ont interrogé l'histoire de la modernité, Hirschman propose de s'attarder sur cette inversion normative, qu'il estime porteuse d'effets sociaux mésestimés. « Comment se fait-il qu'on en soit venu à considérer comme honorables des activités lucratives telles que le commerce et la banque » ? (p.13) En relisant les philosophes classiques au prisme de sa grille originale, il tente de répondre en traquant sous les grands principes les empreintes d'une évolution majeure de la réflexion politique.

 

A l'origine de ce mouvement de bascule se trouverait ainsi l'idée, qui se répand peu à peu dans les royaumes de la Renaissance, que la quête d'honneur favorise de la part des dirigeants des conduites irrationnelles[1]. Les cours européennes recèlent alors de notables qui agissent avec pour but unique la satisfaction de leur propre grandeur, cédant pour ce faire aux impulsions les plus irréfléchies. Convaincus que cet abandon aux passions ne peut servir ni les princes ni les sujets, plusieurs philosophes vont dès lors entreprendre de démolir l'idéal du héros pour entamer une réflexion nouvelle, qui visera à comprendre « les hommes tels qu'ils sont » (Spinoza).

De Machiavel à Hobbes, un constat analogue transcende alors les divergences : à l'état de nature, l'homme est dangereux, « loup pour l'homme » car prisonnier de ces lubies. La nature humaine ainsi posée, se fait jour la question fondamentale des moyens de la réfréner. Comment mettre en place une « police » efficace des passions ? A cet édifice que tous estiment vital, chaque penseur apportera sa propre pierre. De l'Etat répressif de Hobbes[2], qui dresse les contours d'une autorité absolue comme seul garant possible de paix civile, à la transformation des passions individuelles en intérêt public[3], une multitude d'hypothèses théoriques ouvre le champ des possibles pour dépasser le régime des « coups de folies ». De cette confrontation fort productive va bientôt naître une idée neuve et forte, qui ne tarde pas à s'imposer : le meilleur remède à la puissance des passions est à chercher...dans les passions elles-mêmes.

Sous la houlette de philosophes comme Bacon s'amorce un renouvellement de l'entreprise intellectuelle. Considérées autrefois comme un tout homogène et déprécié, les passions vont être appréhendées dans ce qu'elles ont de différentes entre elles. Si certaines sont pour le moins menaçantes, d'autres à l'inverse apaisent. Dès lors l'objectif change de nature : il s'agit maintenant d'imaginer comment canaliser les unes en revalorisant les autres. Ainsi s'élabore au fil du temps le principe de passion compensatrice. Pour les grands esprits, l'arbitraire princier ne peut être combattu que par un autre vice moins néfaste à l'ensemble social. Progressivement, les regards vont donc se tourner vers ce futile hobby bourgeois, l'avarice, qui possède l'avantage de contre-balancer par une quête matérielle « rationnelle » les dérapages passionnels. La passion du gain comme frein à l'amour-propre ? L'idée séduit les penseurs, qui n'ont plus qu'à trouver comment « moraliser » les désirs lucratifs pour la rendre applicable.

La solution viendra en fait d'un glissement sémantique. Un heureux tour de passe-passe terminologique transforme le concept péjoratif de passion du gain en simple intérêt. Ce mot qui désignait naguère une conduite individuelle calculée, ou encore la raison d'Etat[4], tendait à la même époque à changer de contenu, prenant un sens de plus en plus économique. Sa redéfinition va donc logiquement épouser la préoccupation des penseurs qui cherchaient un vocable neuf. L'intérêt devient ainsi la fameuse passion compensatrice capable de remédier aux ravages de l'honneur. Il se montre d'autant plus attractif qu'il dessine les contours d'un homme aux comportements prévisibles et réguliers, donc maîtrisables. La figure originale de l'homme intéressé supplantera bientôt celle du noble impulsif dans l'échelle des valeurs. Il est alors nécessaire de la vouer à gouverner... Le capitalisme, fruit d'une métamorphose de langage ? C'est en tout cas l'idée qui s'impose à Hirschman en replaçant la pensée économique dans une longue tradition philosophique.

 

La deuxième phase de ce mouvement d'idées sera donc celle de la généralisation. Les penseurs vont s'employer à démontrer les vertus sociales d'un monde où priment les intérêts particuliers. Et Hirschman croit voir en Montesquieu le précurseur de cette dynamique. Pour l'auteur de L'esprit des lois, le temps est venu de promouvoir les différentes formes de négoce. Selon lui, « l'esprit de commerce » a pour corollaire l'adoucissement des moeurs, en ce qu'il commande des interrelations durables et équilibrées. Dans sa quête du meilleur régime, Montesquieu tient pour haute priorité la limitation du pouvoir des régnants. Il fait l'hypothèse qu'associés à des solides garanties constitutionnelles, le commerce et sa douceur peuvent compléter la panoplie des freins à l'arbitraire. Les vertus pacificatrices des activités lucratives sont confirmées outre-manche, d'abord parce qu'elles insèrent tout dirigeant dans un faisceau de dépendances qui donnerait à tout écart égoïste des conséquences dramatiques (Steuart), ensuite parce qu'elles favorisent l'émergence d'un puissant corporatisme, celui des marchands, capable de réagir avec virulence à toute entrave issue du pouvoir (Millar).

Au courant des physiocrates[5] reviendra la touche finale de cette lente marche vers le capitalisme. Pour ces économistes, le pouvoir de l'intérêt ne doit plus être compris comme un balancier modérateur à la caste politique, mais comme le propre organisateur de l'ordre social. La poursuite de l'enrichissement privé favorisera d'elle-même le bien public, si tant est qu'aucune force ne vienne obstruer sa libre expansion. L'autorité doit de fait être associée au développement du commerce, en devenant à son tour un agent « intéressé ».

Paradoxalement, Adam Smith devra rompre avec les propositions de ses prédécesseurs pour conclure. Smith refuse de subordonner le politique, domaine des élites et des passions, aux intérêts économiques. Il va jusqu'à récuser la pertinence même du fameux binôme « intérêts / passions ». Désireux d'en finir avec les études de l'homme centrées sur les couches aristocrates régnantes, l'auteur de la Richesse des nations tire de son analyse un constat simple. Selon lui, toutes les facéties, folies ou impulsions sont portées par le même souci « d'améliorer son sort », et en conséquence tournées vers un objectif unique : « l'augmentation de fortune ». La passion compensatrice s'effondre. C'est bien l'intérêt qui commande toutes les passions humaines. Ce regard neuf amène Smith à promouvoir une approche « naturelle » de l'ordre social. Plutôt que d'en déléguer la gestion à des seigneurs incompétents victimes de leurs affects, la sagesse commande le laisser-faire. En cherchant en chaque situation leur intérêt propre, les hommes contribuent par essence à la prospérité du corps social. Ainsi naissait le célèbre dogme de la « main invisible », première justification théorique du capitalisme.

Hirschman prend délibérément dans cet ouvrage le contre-pied des fameuses thèses de Weber qui font de la Réforme protestante la source involontaire de son émergence et de son développement. Pour Max Weber[6], la version luthérienne de la Bible a commandé un mode de vie (ethos) particulier, « l'ascétisme séculier » dans lequel l'accumulation matérielle est le seul signe visible du salut. Le capitalisme ne serait alors que la conséquence d'une forme de révolution spirituelle qui a rendu honorable et nécessaire la quête du gain.

A l'inverse, Hirschman entreprend de démontrer que la société moderne basée sur l'intérêt individuel est le fruit d'une démarche consciente, imaginée dans une large réflexion sur les modalités d'un gouvernement juste. L'amnésie collective sur ces origines pousse Hirschman à rejeter en bloc les argumentaires, critiques comme favorables, qui omettent le contexte historique de développement du système capitaliste. Quand Marx met l'accent sur l'aliénation du travailleur, il oublie la fonction émancipatrice qu'a rempli en son temps la promotion de l'intérêt. Lorsque Schumpeter fait l'éloge de l'innovation technique, il met de côté les vertus humanistes imaginées par les concepteurs du système. Pour Hirschman, les controverses autour du capitalisme ne sauront devenir plus fécondes tant qu'elles en méconnaissent les racines.

 

La thèse d'Hirschman se fonde sur l'analyse du rapport moral des philosophes aux activités de commerce. Elle permet d'apprécier l'évolution des idées à l'écart des catégorisations traditionnelles. Elle éclaire bien des aspects négligés des « grandes » oeuvres. Sa démonstration fort convaincante remet en cause les axiomes les plus élémentaires sur le développement économique. En donnant un rôle moteur aux idées, ou plus exactement à la manière de les dire, Hirschman insiste sur les effets de la pensée et des réflexions théoriques, source d'un « pouvoir symbolique » aux conséquences sociales d'ampleur.

Ce primat des constructions intellectuelles semble aussi la principale critique opposable à Hirschman. En mettant au centre des transformations sociales l'oeuvre des hommes d'esprit, il occulte « les conditions sociales de production des opinions »[7]. Son étude fouillée des textes pourrait pourtant conduire au raisonnement inverse : les évolutions de la sphère sociale conduisent à des transformations morales significatives. L'ouvrage pose donc une nouvelle fois la question des rapports d'influence entre les idées et la réalité sociale. Hirschman tranche clairement dans une voie. Son analyse suffit-elle pour autant à remettre en cause l'idée contraire contenue dans les schèmes matérialistes ?

Etienne PINGAUD



[1] Comportements qui, selon Albert Hirschman, trouvent leur meilleure illustration dans le personnage de Don Quichotte dont le dramaturge espagnol Cervantès à retracé les aventures.

[2] Hobbes décrit l'autorité à laquelle il aspire dans son fameux Léviathan.

[3] Hirschman retrouve ce type de thèses chez le philosophe italien Vico ou encore chez son contemporain anglais Mandeville, auteur de la fable des abeilles.

[4] Rohan est le premier à utiliser le terme en ce sens dans De l'intérêt des Princes et des Etats de la chrétienté.

[5] Courant qui a pour principal représentant F.Quesnay.

[6] M.Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964 (1ère édition).

[7] Pour reprendre la formule de Bourdieu, dans La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.



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