olivier godechot

07/2005 - ­Cadres-CFDT n°415-416 : « Nouvelles inégalités salariales. L'exemple des banques. Entretien avec Olivier Godechot », p. 35-40

J'aurais aimé pouvoir relire cet entretien (réalisé sans magnétophone) avant publication. Heureusement à quelques nuances près cette interview recomposée a posteriori reflète assez bien l'original.
Nouvelles inégalités salariales. L'exemple des banques

Le salariat contemporain a perdu de son homogénéité. L'individualisation est assurément l'une des explications de cette hétérogénéité nouvelle, mais ce sont aussi des catégories qui se séparent les unes des autres, dans une logique de polarisation qui voit certains revenus décoller tandis que les autres plafonnent. Le monde des banques, longtemps associé à une politique de rémunération conventionnelle très encadrée, est un bon exemple de cette évolution. Des inégalités nouvelles s'y font jour ; non plus les inégalités classiques, qui se construisaient selon les niveaux de responsabilités et restaient mesurées, mais des inégalités nouvelles, qui traversent la catégorie des cadres et où les différents revenus ne peuvent plus se mesurer les uns aux autres.

-- En matière de rémunération, l'univers des banques a longtemps été assez proche de celui la fonction publique, avant un brutal retournement de tendance qui en l'espace d'une dizaine d'années en a fait l'un des fers de lance de l'individualisation. Comment cela s'est‑il produit ?

-- Pour comprendre cette histoire, il faut revenir au monde d'après 1945, où la forte place de l'État dans le secteur bancaire est associée à un régime social et salarial particulier. L'une de ses manifestations est le « point bancaire », qui rappelle les points d'indice de la fonction publique. Chaque profession avait alors un certain nombre de points ; des points spéciaux pou­vaient être attribués, et une petite part d'individuali­sation marquaient la différence, mais les fondamen­taux étaient les mêmes.

C'est ainsi qu'au début des années 1980, les 10% des salariés les mieux pays représentent environ 18 ou 19% de la masse salariale ; un ratio comparable à celui de la fonction publique, et plutôt inférieur à la moyen­ne du secteur privé.

Le changement qui va intervenir dans les années qui suivent tient d'abord à des raisons structurelles. En début de période, les cadres représentent entre 15 et 20% des salariés du secteur, un chiffre qui tourne aujourd'hui autour de 40%, dépassant même les 50% dans certains établissements spécialisés.

Ensuite, la fin des années 1980 voit le début d'une révolution culturelle dans les modes de manage­ment, avec une forte poussée de l'individualisation ‑primes et gratifications. Dans la banque, cela sera par­ticulièrement sensible, et la convention collective de 1999 consacre cette évolution : abandon du point ban­caire, grille conventionnelle plus souple signent incon­testablement la fin d'une époque.

Mais c'est surtout une évolution des métiers de base de la banque qui va impulser ces changements. Au milieu des années 1980, les banques commencent en effet à s'intéresser de près aux activités financières, en rachetant notamment des sociétés de bourse et en investissant les places étrangères, New York et Londres en particulier. Or, dans le petit monde des agents de change français comme dans celui des banques anglo‑saxonnes, on a une culture de l'indivi­dualisation beaucoup plus forte. De là l'instillation rapide dans le monde des banques de modes de rému­nération différents. La part variable va passer de la moitié à l'équivalent, et souvent au double du salaire de base.

-- Cette montée en puissance du variable va de pair avec celle des inégalités...

-- Oui. Ces inégalités, il faut le noter, ne vont pas être seulement verticales, se creusant entre les diffé­rents niveaux hiérarchiques ; elles vont surtout se cristalliser sur des structures. Les salles de marché, et plus généralement les activités touchant directement à la finance, vont assez vite prendre le large, notamment du fait d'une politique de bonus extrêmement favorable. Et ceci aussi bien lorsqu'elles sont intégrées que lorsqu'il s'agit de filiales.

On assiste donc à une polarisation, qui va se traduire à l'arrivée par une envolée des plus grosses rémunérations. En début de période, vers 1982, les dix salariés les mieux payés de la Société générale touchent un salaire moyen de 230 000 euros ; en 2001, les dix salariés les mieux payés ont touché en moyenne 6 millions d'euros. Les autres grandes banques sont sur la même ligne, même si un retournement de conjoncture rend les chiffres 2002‑2004 moins spectaculaires.

L'apparition d'une catégorie de « working rich » ne coïncide pas forcément avec les images en vogue sur les salaires des patrons : ces rémunérations concernent plutôt des métiers que des niveaux hiérarchiques. C'est essentiellement sous la forme de bonus que se construisent ces revenus qui s'apparentent encore à un salaire mais constituent en réalité un pourcentage sur des flux financiers. Ce pourcentage peut être insignifiant, mais comme les flux sont énormes, les bonus sont colossaux.

En tout cas, les différences entre catégories sont devenues abyssales, et concernent une part significative de la masse salariale. Reprenons l'exemple de la Société générale : au cours des années 1980, les salaires du top 10 étaient environ de dix fois le salaire moyen. Ce rapport augment ensuite de façon exponentielle, passant de 13 en 1991 à 134 en 2001. Et dans une entreprise qui compte plus de 35 000 salariés, la part du top 10 dans la masse salariale passe de 0,2% à 4% ; un chiffre considérable.

-- Le jeu de la sous‑traitante et de la filialisation ne vient‑il pas aggraver ces inégalités

-- Il faut distinguer deux cas de figure, mais on peut considérer que dans la banque, et au contraire de ce qui peut se jouer dans l'industrie manufacturière, il n'est pas forcément défavorable d'être salarié d'un sous‑traitant.

Au contraire, l'externalisation des activités de marché peut répondre à des considérations stratégiques intégrant la tolérance des salariés d'une même structure à des écarts aussi forts entre les rémunérations. Ces questions stratégiques se sont posées avec une acuité particulière lors des fusions‑acquisitions des dernières années.

Comme c'est le cas au Crédit lyonnais ou à la BNP, certaines banques ont choisi d'externaliser ou de ne pas intégrer leurs L'externalisation des salles de marché. Cela produit un effet de discrétion, du fait par exemple que les distorsions de rémunération n'apparaissent pas dans les bilans sociaux, et qu'une une certaine étanchéité des structures permet aux plus « riches » d'entre elles de distribuer les bilans sociaux, et leurs revenus en interne.. Si l'on prend par exemple les comptes annuels de BNP‑Paribas Arbitrage, une filiale de la BNP qui compte 330 salariés, on s'aperçoit que la rémunération moyenne brute y est de 560 000 euros en 2001, alors qu'elle est de 63 000 euros dans la maison mère... On a ici un écart de 1 à 9, qui ne concerne pas seulement quelques chefs de salle mais l'ensemble de l'encadrement ; mais cet écart est en quelque sorte « neutralisé » par la séparation juridique des structures.

Deuxième cas de figure, ce sont des activités moins directement associées à la finance qui sont filialisées ou sous‑traitées ; les services informatiques, par exemple. Dans ce cas, on a quelquefois des situations plus tendues, qui trouvent des règlements quelquefois cocasses. Les salariés de ces services entendent être traités à la même enseigne que leurs homologues ou leurs anciens collègues ; ce qui a pu conduire les banques, il y a quelques années, à payer directement leurs bonus ! Pour se mettre en règle, elles ont ensuite décidé de ne plus payer... provoquant en retour une fronde qui s'est résorbée lorsqu'une autre solution a été trouvée.

On peut noter en tout cas que si la question des inégalités se pose réellement dans la banque, les salariés des services externalisés ne sont pas si mal lotis, et dans certains cas on peut même dire que les transferts se font à leur avantage : par exemple, ce sont les implantations françaises qui paient les bonus des implantations américaines...

-- Comment les salariés réagissent‑ils à ces inégalités ?

-- A titre individuel, ils peuvent développer des stratégies de mobilité, avec l'espoir de se rapprocher des lieux les plus rémunérateurs. Notons que les possibilités de mobilité réelles et imaginaires ne coïncident pas toujours, ce qui crée des frustrations.

Si des tensions se font jour, ce n'est pas forcément entre les individus, mais plutôt entre les structures et entre les services. Notamment dans les cas, comme celui de la Société générale, où les salles de marché sont intégrées.

Ces tensions se manifestent lors des réunions où se décide l'allocation de la masse salariale variable. Les acteurs clés, ici, sont les chefs de département, qui développent des arguments pour que leurs cadres ne soient pas les plus mal servis. Les résultats, l'état du marché, mais aussi les efforts ou les sacrifices consentis sont autant de points d'appui pour obtenir davantage, mais il ne faut pas se faire d'illusions : la partie reste dominée par les départements de marché.

Il faut noter que les syndicats sont exclus de ces discussions ; c'est au chef de négocier, ce qui conduit inévitablement à une forme d'opacité. Les différents niveaux hiérarchiques peuvent en jouer... L'idée en tout cas d'« une » politique salariale, au singulier, est à mes yeux une vue de l'esprit, certes défendue par les services des ressources humaines mais assez largement absente du terrain.

Une stratégie possible pour les salariés, dès lors, a pu consister à demander à bénéficier du régime des bonus: il y a ainsi eu au cours des dix dernières années une sorte de contagion, qui a vu l'extension de ce régime aux informaticiens, à ceux qui travaillent dans le back office... Mais ce rééquilibrage, qui explique en grande partie l'évolution de la convention collective, ne suffit pas à corriger les inégalités, qui ont continué à s'accroître.

Au‑delà des intérêts des différentes catégories de salariés, les tensions et les contradictions viennent aussi de la différence entre les logiques de métier.

-- Pouvez‑vous nous donner un exemple ?

-- Prenons les directions générales. A l'évidence, il existe une forme de jalousie ou de rivalité devant les rémunérations des cadres des salles de marché, jalousie qui tient aussi à la différence des formations : les membres des DG sont souvent issus des grands corps de l'État, ils ont une culture très différente des traders.

Mais ils sont aussi en première ligne avec les actionnaires, qui connaissent très mal le système des rémunérations: c'est à la direction générale de défendre l'établissement devant les actionnaires, et de justifier notamment l'importance de la masse salariale. Ils se trouvent donc pris en porte‑à‑faux, obligés de justifier auprès d'administrateurs un peu agacés des rémunérations qu'ils n'approuvent pas entièrement, qui ne sont par ailleurs pas les leurs, et dont ils connaissent pourtant la « normalité » au regard dis marché du travail dans le monde de la banque...

On peut d'ailleurs s'amuser de ce que le monde des banques d'affaires, qui est à la pointe du discours privilégiant la création de valeur pour l'actionnaire, fasse la part aussi belle aux salariés... Si l'on considère les bonus des départements de marchés, on constate en effet que 30% des bénéfices partent directement en bonus dans la poche des salariés ‑ ce qui, si l'on ajoute les charges salariales, porte la somme à 50% ! Bien entendu, ce ne sont pas tous les salariés... et c'est là ce qui fait toute la différence. En poussant un peu le paradoxe, on pourrait soutenir que le monde de la finance est la seule industrie marxiste au monde. En réalité, il faut surtout comprendre que ce qui se joue ici est emblématique d'un mouvement à venir de polarisation du salariat, entre ceux qui se trouvent dans les postes clés, ou à proximité immédiate des flux financiers, et les autres. Le rapport de force est indéniablement en faveur des premiers ‑ que cela soit face aux actionnaires, ou face à leurs collègues.

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