olivier godechot

Vendredi 29 Février 2008 | La Croix

Olivier GODECHOT, 2008, « Du résultat collectif au mérite individuel », La Croix, 29 février 2008, p. 13.


    Le titre que j'avais proposé au départ pour cette tribune que l'on m'a commandée était le suivant : « Les salaires de la finance : loupe grossissante des inégalités ordinaires ». La rédaction de La Croix l'a finalement changé.

Du résultat collectif au mérite individuel

Les salariés de la finance ne méritent ni les excès honneurs, ni l'indignité. Les traders sont devenus le nom pour désigner en bloc tous les métiers fort diversifiés de l'industrie financière et toutes les vertus et les tares, nécessairement spectaculaires, de cet univers. On loue la clairvoyance. On fustige l'irrationalité. On encense la technicité. On déplore le stress pathogène. On condamne l'âpreté au gain. Il aura suffit d'une faute professionnelle isolée, aux conséquences certes onéreuses, pour qu'aux louanges succèdent le blâme et pour que l'on veuille placer sous étroite surveillance, médicale et psychiatrique, l'ensemble de la profession.
L'observateur qui pénètre dans une salle de marché à la recherche de comportements extravagants sera déçu. Ici un assistant entre des chiffres sur un tableur Excel, là un vendeur est au téléphone avec un client, un peu plus loin quelques traders « exotiques » discutent tranquillement, des arbitragistes surveillent une courbe de prix en se retournant de temps à autre vers leurs collègues, un market maker remplit son « ticket » après la réalisation d'une transaction. Parfois quelques éclats de voix un plus prononcés fusent, surtout lorsque l'heure de la clôture approche. Un univers routinier. Un univers où les transactions, les gains, les pertes font partie du train train. Un univers pas si différent d'un plateau téléphonique, d'une salle de rédaction, d'une tour de contrôle. Si, une divergence, les rémunérations !
Les salaires fixes des traders et des vendeurs peuvent atteindre 40 000 à 80 000 euros annuels. Les bonus, ces primes annuelles, vont de six mois de salaire fixe pour les opérateurs juniors à plusieurs années, parfois plus de dix ans. Les bonus les plus élevés sont obtenus par les chefs d'équipe et les chefs de salle. Dans les dérivés actions, ces derniers peuvent toucher jusqu'à 10 ou 12 millions d'euros par an. Ces rémunérations ne s'expliquent pas tellement par le diplôme. Certes les anciens des grandes écoles sont nombreux, mais on ne leur connaît pas de tels niveaux de rémunération ailleurs. Même dans la banque de marché, les forts en math d'autres départements, comme celui du contrôle des risques, touchent souvent dix fois moins.
Au niveau local, la relation d'évidence comptable entre un salarié et un résultat fait croire au caractère avant tout méritocratique de la rétribution : « j'ai fait gagner tant ! » s'enorgueillit souvent l'opérateur, « la banque m'exploite, puisqu'elle ne m'en rend même pas 8% de la perf' ». Mais dès qu'ils abandonnent une logique de justification, ceux-ci avouent que pour gagner de l'argent, il faut être là au bon moment, dans la bonne équipe et sur le bon produit. Un trader sur le marché des subprimes vaut de l'or en 2006 mais plus rien en 2008, non parce qu'il est moins compétent, mais parce que le marché est mort. L'industrie financière transforme en quelques années des cadres juniors, jeunes diplômés talentueux mais sans dons divins, en working rich. Insensiblement et sans s'en rendre compte, elle leur permet d'accéder à des actifs clés, des savoir-faire, des clients, des logiciels, des équipes, collectivement produits et individuellement capitalisés. En se déplaçant d'un établissement à l'autre, les salariés de la finance transportent l'activité financière avec eux. Plus que leur personne, c'est la valeur de ce qu'ils déplacent qui fait leur bonus.
Ces niveaux de rémunération peuvent être diversement appréciés selon la perspective adoptée. Les opérateurs financiers peuvent se féliciter d'avoir réussi à récupérer une partie de la valeur créée, d'habitude arbitrairement affectée aux seuls actionnaires. Ces derniers, eux, peuvent voir dans les bonus au fond un marché du recel d'actifs pris à l'entreprise. Les salariés du back-office peuvent considérer que ceux du front exploitent leur moindre mobilité : au back, quand on part, on n'emporte pas grand-chose de l'activité financière. Les autres secteurs pourraient estimer que les montants annuels des bonus distribués représentent le véritable coût que la « sphère financière » fait peser sur « l'économie réelle ».
Mais il serait dans tous les cas faux de faire de la finance une fois de plus une bulle - salariale cette fois - déconnectée de la « sphère réelle ». Elle n'est jamais qu'une loupe grossissante des relations salariales plus ordinaires. Il n'y a pas qu'en finance qu'un résultat collectif est transmué par la magie de la comptabilité en mérite individuel. Il n'y a pas qu'en finance que les salariés capitalisent lors de la carrière des ensembles hétéroclites monnayables ailleurs. Déplacer des actifs en partant à la tête d'une équipe soudée de collègues se rencontre aussi dans le monde de la recherche, dans le journalisme, dans la publicité. L'analyse des relations salariales financières, si l'on accepte cette perspective, invite à voir comment les inégalités salariales sanctionnées par le marché du travail prennent leur racine dans les échanges informels et inégaux de la division ordinaire du travail. Le « mérite moral » est certes une idée régulatrice moralement nécessaire. Mais ce n'est pas un mécanisme explicatif de la formation des salaires.


Olivier GODECHOT

Olivier Godechot, chercheur au CNRS

Auteur de Les traders, 2001, 10,93EUR et de Working Rich, 2007, 23,75EUR, Ed. La Découverte.


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