olivier godechot

Lundi 28 janvier 2008 | Mediapart

À paraître Lundi dans Médiapart
Ci-dessous la première version (elle doit être un peu retravaillée par mediapart) d'une interview électronique avec Sylvain Bourmeau.
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Voilà, la version finale est publiée avec plus de questions pour scander le texte. Une erreur sur mon laboratoire d'affectation dans le chapeau.

Cette nouvelle affaire de la Société Générale vous surprend-t-elle ? La version qu'en donnent les dirigeants de la banque vous paraît-elle crédible ?

Cette affaire me surprend énormément. Elle surprend tout le monde : les traders de la Générale, ses salariés, ses syndicats, ses directeurs, la place financière, les journalistes et le commun des mortels. Tout le monde est incrédule. Les montants en jeu bien sûr contribuent à l'étonnement. 5 milliards : 11% de la capitalisation boursière de la SG au 1er janvier, 1/6ème de ses capitaux propres, 1,5% du budget de l'État, 0,3% du PIB de la France, l'équivalent du PIB annuel de Haiti. Ce n'est pas rien. Mais pour qui connaît l'industrie financière, la localisation de la perte laisse aussi rêveur. À la Société Générale ! À Paris ! Au sein de la salle dérivés actions ! Le coeur même de l'expertise financière à la française. Au milieu des années 1980, Antoine Paille a créé le département des options à la Société Générale, une véritable usine à produire, gérer, transformer et revendre (avec profit) le risque financier. Il développe sur une table rase, une banque de marché ingénieur, très élitiste (centré sur le recrutement des diplômés des plus grandes écoles, X, Centrale, souvent passés par la classe préparatoire jésuite Sainte Geneviève). L'idée de Paille est de créer la « première banque du monde » et de renvoyer « les américains dans leur caverne ». D'où le choix de créer une usine financière très intégrée, à Paris même, où l'on crée tout à partir de rien « avec le maximum d'excellence » : les logiciels, les formules de tarification, les méthodes de trading, la démarche commerciale, les processus de comptabilité, le contrôle des risques, etc.. En 1991, la Société Générale a réussi à bien gérer le départ d'Antoine Paille auquel elle refusait la création d'une filiale dédiée à son empire. Elle scinde le département options en plusieurs morceaux et elle en confie la plus belle partie aux trois principaux lieutenants d'Antoine Paille : Jean-Pierre Mustier (actuel DG de la Générale), Marc Litzler (actuel DG de Calyon) et Christophe Mianné (Chef des dérivés actions de la Générale). Alors que les résultats des dérivés taux et change, l'autre partie de l'empire, sont volatiles et souvent décevants, les dérivés actions volent de succès en succès. Chaque année, ce département est nommé « Equity Derivative House of the Year ». C'est là que les plus gros bonus sont distribués. C'est là que se trouvent souvent les 10 plus gros salaires de la Générale (5,4 millions d'euros en moyenne en 2006 pour les 10). Même lors du sévère retournement de marché de 2002, la ligne de métier actions s'en tire juste avec un trimestre négatif et un honorable 14% de ROE annuel. En 2005 et 2006, cette même ligne affichait des taux de profit insolents : 180% de ROE, un capital qui triple presque chaque année. Les banques anglo-saxonnes s'arrachent les salariés de la Générale et importent la French Touch. À Londres, on parle souvent français dans les départements dérivés actions.

Dans ce lieu représentatif de l'excellence financière française, smart, élitiste, professionnelle, techniciste, rigoureuse, opulente, souvent dite arrogante et sûre d'elle même, il aurait suffit d'une manipulation adroite d'un jeune trader entré par la petite porte pour annuler six ou sept ans de résultats de la ligne métier. Au-delà de la perte encore surmontable pour une banque d'une telle taille, c'est un peu tout le système Paille et, au-delà, la finance à la française qui sont ébranlés.

On comprend la stupeur. On comprend que certains doutent. Est-ce crédible ? A-t-on chargé la barque ? Je ne sais pas. D'un côté, le montant, l'expertise, les bataillons de polytechniciens, les contrôles incessants. Tout cela peut faire douter. De l'autre, l'histoire de la finance, des pertes récurrentes tous les deux ou trois ans : Nick Leeson, Jon Rusnak, Yasuo Hamanaka et l'affaire de Calyon de cet été. Les erreurs stupides, du type « gros doigt », inversion des quantités de titres et des prix, des ordres d'achat et de vente, produisent elles aussi des pertes sévères. Malversations et erreurs font aussi partie du marché. Et les amateurs de la théorie des marchés efficients seront satisfaits de voir que même dans le Saint des Saints de la Générale, on ne peut pas battre le marché (ainsi étendu) tout le temps.

Travaillons donc à partir de la version provisoire des dirigeants, donnons leur au moins ce crédit. Pour l'instant.

S'il est avéré qu'un salarié a pu seul provoquer la perte de telles sommes comment l'expliquer en termes d'organisation du travail dans ce type de structures bancaires ?

Le caractère très « incitatif » du cadre du travail en raison des bonus très élevés produit des attitudes économiques de maximisation du profit ou plus exactement de maximisation du compteur de profit. Ceci peut se faire par des voies légitimes et attendues, en essayant de gagner de l'argent sur les marchés, ou illégales en truquant le compteur. Dans les affaires de corruption, comme celles de Nick Leeson, la manipulation commence souvent pour maquiller une perte, parfois anodine comme une erreur d'enregistrement de back office. Elle est menée pour maintenir intacte la success story : une mobilité sociale et économique ascendante très rapide. Elle est poursuivie avec l'espoir qu'elle pourra cesser une fois que l'on « s'est refait ».

Les contrôles permanents et tatillons permettent d'éviter ce genre de spirale. Chaque crise a conduit à leur renforcement. Dans la version présentée par le PDG d'ailleurs, c'est finalement un contrôle de routine qui a permis de révéler l'affaire. Efficacité tardive dira-t-on. Mais efficacité en un sens, il vaut mieux 5 milliards de pertes que 10.... (Même si dans la version du Monde, « Société générale : six questions sur une fraude » du 25/1/2008, il est dit que l'anomalie aurait été détectée non pas à la suite d'un rapprochement comptable mettant en évidence une erreur mais seulement parce que la personne suspectée aurait oublié de masquer ses transactions).

Il ne faut pas faire l'hypothèse facile que cette affaire s'est déroulée dans le cadre d'un trading hors de tout contrôle. Les contrôles sont permanents et tatillons. Voici comment se déroulaient en 1998 les choses lors de ma première observation des traders en salle de marché : dès qu'un trader faisait une transaction au téléphone, il remplissait un « ticket ». Le ticket était saisi par un employé de middle office. Et lorsque la transaction était informatisée et se déroulait sur écran, c'était automatiquement enregistré. Le soir à la fermeture des marchés, la « valo » (le bilan comptable de la journée de chaque opérateur) était publiée par un chargé de middle-office. Très régulièrement des contrôleurs de risque venaient discuter dans la salle des limites de risque d'un trader pour une contrepartie ou un produit donnés. Tous les matins, au morning-meeting, les expositions aux différents risques de chaque équipe étaient rappelées. Trois ans plus tard, lors de ma deuxième enquête, les contrôles s'étaient encore renforcés et exaspéraient plus d'un trader.

Cette affaire s'est donc développée dans un cadre, un dispositif de contrôle permanent. Mais qu'est-ce que le contrôle ? Il suppose la construction d'une certaine vérité des échanges boursiers initiés par le front-office (les traders). Celle-ci repose sur trois étages : l'enregistrement comptable des transactions, leur circulation informatique et leur analyse financière. En bref, outre le front-office, trois métiers des « supports » : le middle et le back-office, l'informatique, le contrôle des risques. Tous ces éléments peuvent avoir des failles de sécurité qu'un opérateur pourrait exploiter. Parfois à petites doses. Certains vendeurs dans les années 1990, s'étant aperçus que l'annulation d'ordre n'annulait pas le compteur de performance, initiaient lors des fins de mois difficiles quelques transactions fictives aussitôt annulées pour améliorer leur bonus. Parfois à dose plus intensive...

Ce qui surprend finalement dans cette affaire, c'est le contraste entre le maquillage de positions considérables sur les marchés (on parle de 50 milliards d'euros de position) et des transactions effectivement réalisées avec des contreparties. Comment le décalage entre les deux a-t-il pu tenir aussi longtemps ? Comment ces deux représentations des transactions financières ne sont-elles pas entrées en contradiction ? Dans le cas des futures, les transactions entraînent le dépôt d'une partie du montant engagé, des opérations quotidiennes de règlement d'appels de marge entre la banque et les institutions boursière comme Euronext en fonction de la variation de l'exposition au risque, et, enfin, des opérations de compensation lorsque les contrats arrivent à échéance (selon les contrats, tous les mois, tous les trimestres et tous les semestres) ou lorsque les positions sont dénouées. Même si l'effet de levier est très important sur les contrats à terme (on ne dépose que 5 à 10% de la position), même si les positions de la Générale sont très importantes sur ces marchés, le décalage entre le portefeuille et les appels de marge aurait pu apparaître comme une anomalie. La position incriminée sur les futures était ainsi à peine inférieure à celle de toute la filiale Lyxor qui fabrique les trackers, ces petits OPCVM bon marché au succès foudroyant qui répliquent exactement l'évolution des principaux indices.
Il y a, il me semble, trois possibilités :
- soit le « fraudeur » aurait réussi à maquiller aux yeux de la banque à la fois la nature du portefeuille détenu avec son système de transaction fictive et aussi toutes les opérations qui découlent de ses prises de position : versement des dépôts de garantie, règlement des appels de marge, compensation. La faiblesse viendrait alors du caractère très centralisé de l'outil de construction de la vérité des échanges.
- soit les routines de la banque ne prévoyaient pas de rapprocher l'état du portefeuille et les flux de règlement-livraison.
- soit un tel rapprochement était bien effectué mais une version a été produite pour rendre compte de ces anomalies.

Dans le cas de Nick Leeson, tout le problème pour lui était de justifier le contraste entre le résultat affiché, excellent, et des demandes croissantes de fonds pour régler les transactions et les appels de marge auprès de la bourse de Singapour. Toute la virtuosité de Nick Leeson a été de faire croire que ce contraste était dû à la nécessité de régler les appels de marge des transactions pour le compte de très gros clients lesquels généraient les profits affichés.

Il ne faut pas oublier que même en « temps normal », la vérité des échanges est complexe. Les ordres erronés, les ordres annulés sont fréquents. Ils découlent de la vie normale d'une salle de marché : incompréhension, mauvaise circulation de l'information, erreurs, annulation de transaction. Les controverses sur l'appréciation des risques sont aussi permanentes. Est-ce que telle ou telle hypothèse sur le niveau de la volatilité est ou n'est pas réaliste ? Lors de l'évaluation des produits complexes, la vérité comptable est un construit et un compromis à la fois mathématique, comptable et social entre les différentes parties de la banque. Les différents métiers doivent débattre en permanence de la valeur des choses. Le front office cherche souvent à minimiser les risques, pour limiter les provisions, maximiser le revenu et donc les bonus. Le back office, le contrôle des risques doivent jouer plutôt un rôle conservateur. Ils sont d'ailleurs formés pour cela.

Mais, toutes ces discussions se situent dans un cadre très hiérarchisé. La division du monde entre les « centres de profit » (le front), vus comme les seuls à apporter de l'argent, et les « centres de coûts » (les supports), vus comme ne pouvant rien au profit, est extrêmement prégnante. Les seconds sont subordonnés aux premiers et doivent oeuvrer à minimiser les coûts pour ne pas empiéter leurs profits. La légitimité et les bonus sont du côté du front. Le variable, surtout à la Générale dans les dérivés actions, c'est souvent entre un et dix ans de salaire fixe. Au back, au middle, au contrôle des risques, c'est plutôt du 50% (ce qui est déjà beaucoup comparé à la banque de réseau). De nombreux chargés de middle office, de back office, de contrôleurs de risques espèrent devenir traders ou vendeurs. Ils doivent donc évaluer des gens dont ils aimeraient bien qu'ils deviennent leurs futurs employeurs. En outre leur enveloppe de bonus même plus modeste est souvent ipso facto calculée comme un pourcentage de l'enveloppe de bonus du front office. Ceci n'incite pas à la défiance. Du fait de la masse des ordres complexes, annulés, erronés, réparés, etc., il peut y avoir des anomalies comptables, pour de bonnes raisons, des anomalies pour lesquelles il existe une explication cohérente, que le front est amené à produire. Or le cadre de travail incite peut-être les métiers du contrôle à faire trop systématiquement confiance aux hypothèses, aux explications et aux interprétations des traders et des vendeurs (lesquelles sont d'ailleurs très généralement de bonne foi). Nick Leeson explique dans son livre, que sa banque, ses supérieurs, le back office, l'audit interne et externe lui accordait un grand crédit alors même qu'ils avaient énormément de mal à comprendre ses positions. Il écrit la chose suivante :
« Il y avait une différence colossale, si évidente qu'un enfant l'eût remarquée, entre l'argent qu'ils envoyaient à Singapour et le bilan annuel. Mais ils partaient de l'hypothèse la plus favorable (...) Chacun avait ses raisons de croire que je réalisais bel et bien des bénéfices. Ils en profitaient tous, et chacun à sa façon faisait pression sur moi[1] ».
Bien sûr, nous ne savons pas dans quelle mesure la situation de la Générale se rapproche de celle de la Barings. Mais cette affaire pose d'ores et déjà la question des défauts d'un système à la fois comptable, informatique et social. Ce n'est pas seulement une défaillance individuelle. Ce ne sont pas seulement les défauts d'une procédure de contrôle ou d'un logiciel. La question de la gouvernance, de la structure des rémunérations, de la constitution de la légitimité peut être aussi posée.

Dans votre récent livre, Working Rich, qui s'intéresse à d'autres types de traders, vous insistez sur la très grande autonomie des salariés, pointant même des phénomènes d'appropriation capitalistique par ces salariés, qu'entendez vous par là ?

Ils sont autonomes et capitalistes en ce sens qu'ils sont un peu propriétaires des portefeuilles qu'on leur confie (dans le respect des limites de risque, lesquelles font figure un peu de code de la propriété...) Ils peuvent les recycler et les faire fructifier ailleurs, en amenant non pas les titres eux-mêmes, mais la technologie de production, la part de marché, les clients. La question qui va se poser très sérieusement à la Générale, c'est celle de la gestion des équipes dans ses salles de marché. La logique comptable de génération des enveloppes de bonus voudrait qu'elles n'aient pas de bonus cette année. En même temps, si la version du PDG est juste, tous les opérateurs dont les résultats comptables étaient très bons (avant l'annonce de la perte), peuvent s'estimer « volés » par une personne et, en l'absence de la rémunération qu'ils estiment « juste », transférer leur technique de production dans d'autres banques et affaiblir un peu plus la Société Générale dans son ensemble et les salariés du back et des réseaux, qui n'ont justement pas la possibilité de transférer une partie sensible de l'activité. Comme lors de la débâcle d'Enron, les salariés les plus mobiles peuvent rebondir tandis que les plus immobiles risquent de rester à quai, exposés et affaiblis par les départs des premiers.

Olivier GODECHOT


[1]Nick Leeson, 1996, Trader fou, JC Lattès, p. 238.



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