olivier godechot

27 juillet 2007 : « On peut comparer les pratiques de la finance à celles du monde féodal », La vie financière

« La Bourse m'a intrigué dès la fin de mes études à l'ENSAE. Pourquoi cet univers suscite-t-il des commentaires aussi stéréotypés ? Portée au pinacle par les uns, vouée aux gémonies par les autres, la finance domine le monde réel comme une puissance bienveillante ou malfaisante. Les golden boy fascinent les réalisateurs et les romanciers, tout en suscitant des critiques à cause du montant astronomique de leurs revenus.
Mon enquête dans ce milieu a duré plus de trois ans. Pour cela, j'ai travaillé six mois dans une salle de marché, puis trois mois dans le département ressources humaines d'une grande banque française où j'ai étudié le mécanisme des bonus. Après une centaine d'entretiens individuels et l'analyse des rapports annuels des grandes banques, j'ai rédigé une thèse sur « Les salaires, bonus, et appropriation des profits dans l'industrie financière ».
Ce milieu se caractérise par une organisation du travail spécifique, déterminée par un enjeu : le partage des profits réalisés par la salle de marché. Alors que la reconnaissance hiérarchique ou le prestige ont beaucoup d'importance dans certains métiers, les bonus colossaux des financiers comptent plus que tout autre critère. Ainsi, à la fin des années quatre-vingt-dix, le tiers des profits réalisés dans l'activité des dérivés actions pouvaient être distribué en bonus.
Au-delà des considérations sociales voire politiques sur les inégalités salariales, on peut se poser la question du fonctionnement de cette industrie. Les salariés se voient attribuer des domaines d'intervention définis en fonction du type de produits (actions, obligations, options...), de la nature des clients (entreprises, Etats, banques centrales) ou de leur nationalité (clients européens, américains). Cette répartition leur donne une liberté de disposer de ces actifs, selon certaines règles. Ce ne sont pas, bien sûr, des droits de propriété exclusifs, définis par le code civil, mais des pratiques définies par des supérieurs hiérarchiques, par exemple les chefs de desk.
On peut les comparer aux pratiques du monde féodal où un suzerain pouvait céder à un vassal le droit de faire fructifier une terre. Un chef de salle de marché valorise son domaine comme un seigneur et cède éventuellement son droit d'exploitation à un subordonné, qu'il promeut ou qu'il embauche. La répartition de ces « droits » sur les actifs se révèle très inégale, notamment entre le front-office et le back office, ce qui explique l'hétérogénéité des bonus et les conflits qui en découlent.
Les salariés les plus puissants, les plus reconnus, ont le sentiment que leur pouvoir a une légitimité, souvent ancienne et personnelle, liée à la volonté, au travail, aux idées. Effectivement, certains ont participé à l'essor d'une activité, par exemple les produits dérivés à la fin des années quatre-vingt. Arrivés dans des départements où tout devait être créé, ils ont organisé la production, recruté, devenant chef d'équipes, et, d'une certaine manière, « chefs d'entreprise internes ».
In fine, ces salariés tout puissants font un « hold-up » sur les profits de leur entreprise. Quand ils menacent de démissionner avec toute leur équipe, en emmenant une partie de la clientèle, ils réclament en fait un droit sur le revenu d'actifs qu'ils n'ont pas payés. Le Crédit Lyonnais à la fin des années quatre-vingt dix en a fait l'expérience. Les hedge funds, qui défraient la chronique aujourd'hui, ont souvent été créés par d'anciens salariés de la banque. John Meriwether, fondateur de LTCM, était un trader légendaire qui, après une carrière spectaculaire à Salomon Brothers, débaucha ses anciens subordonnés pour fonder ce fameux fonds au succès prodigieux suivi quelques années après par une faillite retentissante qui aurait pu être fatale au système financier mondial. On voit les travers de l'organisation du travail dans l'industrie financière, secteur fragile parce qu'il ne contrôle pas réellement ses actifs. »


Propos recueilli par Catherine Bozon

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