olivier godechot

27 juin 2007 : GODECHOT Olivier, « Recrutement, autonomie et clientélisme », Le Monde.

Point de vue
Recrutement, autonomie et clientélisme, par Olivier Godechot
LE MONDE | 26.06.07 | 09h20 o Mis à jour le 26.06.07 | 09h59

Les universités n'auraient pas la liberté de recruter qui elles souhaitent. La solution fort simple à ce mal serait, selon le ministère, de leur donner plus d'autonomie. Le joli mot ! Se donner soi-même sa propre règle, qui peut être contre? Qui peut préférer l'hétéronomie, la contrainte ou la tutelle? Mais si l'on disait que pour réformer l'université il faut accroître le clientélisme, l'enthousiasme serait un peu moins unanime.


Faut-il rappeler que l'organisation centralisée dans laquelle les établissements ont peu de latitude de choix ne conduit pas forcément à des catastrophes éducatives? Les classes préparatoires, système de production et de sélection d'une bonne part de nos élites, sont justement des institutions très peu autonomes, en matière de programme ou de choix des enseignants. Qui songe à les réformer? Le centralisme n'a pas que des désavantages. Il permet de faire des économies d'échelle et de consacrer plus de temps et de moyens à un enjeu coûteux et sérieux : la sélection. C'est là l'avantage des grands examens et concours nationaux (le baccalauréat, les grandes écoles, l'agrégation, le CNRS...) que les Français aiment tant et pour lesquels ils possèdent un grand savoir-faire. Qu'un marché décentralisé d'établissements riches et autonomes puisse conduire aux Etats-Unis à des universités efficaces, admettons. Que son imitation incomplète soit en France parée de toutes les vertus, discutons.

A augmenter partiellement l'autonomie des universités - sans modifier la sélection, les frais d'inscription, l'équivalence des diplômes, sans mettre en concurrence les établissements -, on risque ainsi de perdre l'efficacité du centralisme étatique, sans gagner pour autant la dangereuse et inégalitaire efficacité du marché. On risque surtout d'aggraver ce qui ne marche déjà pas.

Un examen attentif du recrutement académique actuel montre bien la très grande autonomie du mode de recrutement actuel et le travers massif auquel il conduit : le localisme. Le recrutement académique comporte deux phases : une phase nationale, la qualification et une phase locale, le recrutement par les universités.

Lors de la phase nationale, les sections du Conseil national des universités (CNU), élues aux deux tiers par les enseignants chercheurs de la discipline et nommées pour l'autre tiers par le ministère, déterminent sur dossier la liste des candidats autorisés pour une durée de quatreans à se présenter localement à des postes de maîtres de conférences ou de professeur. Cette phase nationale de sélection des docteurs ou des habilités à diriger des recherches pourrait être déterminante.

Dans la pratique, en qualifiant chaque année plus de la moitié des candidats - et ce pour quatre ans -, le CNU autorise à participer à la phase locale cinq fois plus de nouveaux candidats maîtres de conférences et trois fois plus de nouveaux candidats professeurs qu'il n'y a de postes dans ces deux catégories. Si on ajoute les qualifiés malheureux des années précédentes, on obtient un vivier potentiel pour les auditions de dix-septcandidats maîtres de conférences et neuf candidats professeurs par poste offert. Les universités ont donc le choix! Elles confient ce pouvoir de sélection à des commissions de spécialistes, aux deux tiers élues par les enseignants de la discipline de l'établissement et pour un tiers nommés par le chef d'établissement parmi des spécialistes externes de la discipline. Celles-ci auditionnent les candidats, les classent et soumettent le classement au conseil d'administration de l'université qui peut l'avaliser ou le rejeter.

D'après les chiffres du ministère, 30% des docteurs recrutés comme maîtres de conférences ont effectué leur doctorat dans l'établissement, et 10% sont des docteurs d'une autre université qui ont déjà exercé une charge d'enseignement au sein de l'établissement qui les recrute. Et 60% des professeurs sont recrutés parmi les maîtres de conférences de l'établissement. Ces taux de localisme sont considérables! Le 40% de localisme des maîtres de conférences n'est pas un gage d'ouverture vers l'extérieur. Il y a chaque année plus d'une vingtaine d'établissements dans chaque discipline qui produisent des docteurs. Si jamais les universités donnaient autant de chances aux docteurs des autres établissements qu'aux leurs, le taux de localisme ne dépasserait pas 3%! Les avantages du localisme sont connus. Dans certains cas, rares, l'université possède des équipements scientifiques, un domaine de recherche pointu ou une école de pensée émergente, qu'elle ne pourra valoriser que si elle recrute un docteur local qui en a fait sa spécialité. Plus généralement, dans un contexte où l'on consacre très peu de temps et de moyens au recrutement, on préfère le connu à l'inconnu. On favorise quelqu'un qui a déjà pris en charge une partie des cours, qui habite sur place et sera disponible pour participer aux réunions pédagogiques et administratives. On défend un ancien docteur, un ami, un collègue contre la concurrence, en sauvegardant son emploi, et ce d'autant plus volontiers que l'on pense que le localisme des autres lui ôte toute chance ailleurs.

Les inconvénients sont tout aussi connus : un localisme aussi massif revient à accorder un bien grand poids aux relations personnelles lors d'une procédure d'évaluation des compétences scientifiques. Même s'il existe de très bons candidats recrutés localement, le biais en faveur du proche favorise globalement, en particulier dans des universités de moindre envergure, des candidats moins brillants, moins tournés vers la recherche que nombre de candidats externes refusés. De bons candidats, toujours classés deuxièmes derrière le candidat local, perdent ainsi plusieurs années à trouver un poste, voire parfois abandonnent. Le localisme bride le renouvellement des idées et perpétue les hiérarchies mandarinales instituées.

Les mesures contenues dans l'avant-projet de loi censées accroître le pouvoir de recrutement des universités - déjà considérable - sont encore floues. Le gouvernement semble surtout vouloir remplacer les commissions de spécialistes, instances collégiales, par des comités de sélection subordonnés au conseil d'administration et à son président. Cette modification de l'équilibre local des pouvoirs améliorera-t-il le recrutement? Le président sera-t-il vraiment incité à recruter comme enseignants des personnes qui soient aussi des chercheurs de premier plan? Ne privilégiera-t-il pas avant tout les missions d'enseignement et d'administration? Ne risquera-t-il pas lui aussi, non spécialiste des disciplines concernées, de se reposer sur des relations personnelles lors de l'évaluation des candidats? Quel que soit le contenu de la réforme de l'université, il est une réforme, facile à mettre en oeuvre, qui coûte zéro euro et qui transformerait le fonctionnement du monde académique français. Certes, c'est une réforme qui réduit un peu l'autonomie des établissements : interdire le localisme! Par exemple, interdire aux universités de recruter des candidats ayant soutenu dans leur établissement une thèse depuis moins de quatre ans. Cet exeat à l'envers n'empêcherait pas de recruter à la mutation des anciens docteurs précieux, après que ceux-ci ont fait valoir leurs compétences dans d'autres institutions.

Ce type de réforme rapprocherait ainsi le monde universitaire français des standards internationaux. Aux Etats-Unis, le recrutement local est quasiment banni. En Allemagne, la mobilité est obligatoire entre les postes d'assistant-professeur et de professeur. En réduisant ainsi l'espace de choix, on obligera au final l'université à mieux choisir.
Olivier Godechot, chercheur en sociologie

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Bromius  @  (2008-01-29 08:52:56)

J'arrive sur votre excellent site à cause de l'actualité que vous savez... Rassurez-vous, il n'en sera pas question.
Etant vous-même agrégé, on n'est pas étonné de vous voir prendre la défense des concours et des classes préparatoires. Je suis moi aussi soumis à des déterminismes sociaux (docteur EPHE qualifié par le CNU, dépourvu de concours et bredouille après deux campagnes MCF & CNRS) qui sont parfaitement cohérents avec la manière différente dont je vois les choses... J'espère seulement que la raison n'est pas complètement absente des lignes qui suivent, et qu'un terrain d'entente pourrait être trouvé entre nous...
Sachez d'abord que j'approuve sans réserve votre proposition d'exeat post-doc. On ne comprend d'ailleurs pas pourquoi cette mesure n'est pas parvenue à s'imposer, alors qu'elle est réclamée par beaucoup depuis longtemps.
J'ai beaucoup plus de mal avec votre éloge assez laconique (voire simpliste, mais le format de votre tribune ne vous permettait pas de développer) de la sélection à la française.
Les concours d'histoire-géographie, que je connais d'assez près, offrent mille formes d'arbitraire (tête bien pleine > tête bien faite, codes comportementaux et culturels, humeur du jury, tirage aléatoire des sujets, etc) qui n'en font certainement pas un mode de sélection indépassable.
Au CNU (je connais surtout les moeurs de la section 21), certains dossiers, à en juger par les rapports produits (j'en ai lu plusieurs), sont traités par-dessus la jambe.
Cet arbitraire ne choquerait pas si les enjeux socio-professionnels n'étaient pas ceux que l'on sait (perspectives très moroses, en SHS en particulier).

Le clientélisme que la loi LRU vous fait craindre existe déjà, me semble-t-il. La fin du localisme ne suffirait pas à le supprimer. Vous connaissez comme moi des candidats extérieurs qui ont été désignés d'avance par des commissions sous influence. Avec renvois d'ascenseur.
Que pensez-vous des rumeurs faisant état d'une mort programmée des concours et des classes préparatoires? Pour ma part, je ne serais pas opposé à une intégration des filières d'élite dans une université qui aurait fait peau neuve (avec des moyens, naturellement !).
La question des concours reste à débattre (par quoi les remplacer ?). Il ne faut pas seulement reconnaître leurs vertus, mais aussi leurs vices. Chez les universitaires, ils consomment, au delà du raisonnable, beaucoup d'énergie (heures de préparations, corrections, publications de manuels, colloques "opportunistes") et génèrent des carrières qui ne sont parfois qu'un cursus honorum consacré à la seule gestion des ressources humaines du ministère (formation, évaluation, sélection, recrutement). La surface scientifique d'un grand nombre d'universitaires français en pâtit. Cette dépense d'énergie est aussi celle, ne l'oublions pas, des candidats, qui perdent parfois deux ou trois ans sans parvenir à leur fin (85% d'échec au CAPES d'histoire-géographie). Or ces années ne sont pas qualifiantes, en dépit du travail acharné qui est souvent fourni.
Les recrutements à l'université et la répartition des dotations se font également en fonction des concours. En histoire, cela a conduit à installer un cloisonnement entre des périodes découpées de manière pas toujours heureuse (antique, médiévale, moderne, contemporaine). Beaucoup de talents travaillant sur plusieurs périodes, ou sur des aires géographiques non-traditionnelles, ne sont tout simplement plus recrutés aujourd'hui. On assiste à un retour des profils académiques, formatés dès les années de préparation aux concours, qui préparent des thèses opportunistes ressemblant à de futures questions de programme.
Beaucoup de qualifiés au CNU pour peu de postes, dites-vous. Effectivement. Avec pour corollaire cette lamentable pratique du pré-classement par "piles" (d'un côté, ceux qui ont l'agrégation, de l'autre ceux, ceux qui ne l'ont pas). Enfin, ces nouveaux dossiers de candidature, dépourvus de publications, semblent affirmer sans honte: nous ne jugeons plus un candidat sur son travail scientifique, mais sur ses titres et ses réseaux.

Oui, le système de sélection à la française souffre d'un complexe de supériorité qui lui donne une fausse image de ce qu'il est en réalité ! La sociologie pourrait oeuvrer avec profit dans ce domaine, et éclairer les lanternes...

Bromius


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