olivier godechot

DIERES MONPLAISIR Marie, BISKUPOVIC Consuelo, 2007, « Compte rendu de Frédéric LEBARON, 2000, La croyance économique. Les économistes entre science et politique, Seuil, « Liber »

Marie Dieres Monplaisir

Consuelo Biskupovic

 

LEBARON Frédéric, La croyance économique. Les économistes entre science et politique, coll. Liber, Seuil, 2000.

 

Parmi les « croyances collectives », la « croyance économique » est actuellement l'une des plus répandues. A partir de ce constat, l'auteur, sociologue au CSE et maître de conférences à l'université de Picardie, constate une contradiction entre cet usage social et public généralisé et l'intérêt presque marginal que portent sociologues et économistes à cette « légitimité sociale » du discours économique. L'auteur affirme, au contraire, la nécessité de replacer ces croyances au centre de l'analyse économique et de s'intéresser aux « économistes » puisqu'ils en sont les producteurs : comment se fonde l'efficacité sociale de ces discours et théories « économiques »? Quels sont les fondements de cette « autorité », rationnelle et pratique, qui est donnée à l'économie ? Les réponses ne peuvent venir que de l'analyse des fonctions du champ économique dans la reproduction du monde social.

 

L'auteur, à travers les hypothèses de la théorie des champs, s'intéresse aux modes de production, de reproduction et de diffusion du champ économique, en retenant l'idée que l'économie se donne publiquement comme une science. Mais, peut-on penser que les économistes sont engagés dans un « champ scientifique » relativement autonome et fortement intégré, comme ceux de la physique ou de la biologie ? On a tendance à penser l'économie comme scientifiquement fondée et largement autonomisée ; or l'auteur déconstruit cette idée préconçue en rendant compte des « forces externes », des discours, des « pulsions sociales » qui pèsent sur la production scientifique de l'économie.

 

Le constat est donc que, contrairement à ce que pourrait être un champ homogène, le champ économique est à la fois faiblement unifié et faiblement intégré. Ainsi, l'étude de F. Lebaron consistera à reconstituer l'ensemble des interdépendances de la croyance économique en étudiant les dispositions acquises par les agents dans et par la pratique, et les relations entre ces dispositions et l'espace des objets de croyance ; bref, déconstruire les croyances économiques avant tout par l'analyse des dispositions de ses agents. Il est intéressant de constater que Lebaron ne prend pas seulement en compte les dimensions objectives, mais aussi celles qui sont subjectives aux pratiques et aux objets de la réalité économique. Cela dit, le but est de rendre compte des limites objectives du savoir économique.

 

L'auteur tient à décrire différents faits[1] qui contredisent l'unité sous laquelle est généralement englobée la notion d' « économiste » (en tant que profession, en tant que producteur de discours et de rhétorique économique). « Le flou et l'indétermination » de cette notion sont exposés à travers le champ de luttes et des objets de croyances présents dans la profession, où se reproduit un travail intense de construction sociale. Ainsi, d'après Lebaron, le terme d'« économiste » renvoie surtout à des définitions variables et à une concurrence interne toujours entrain de se réactiver.

 

Un point fondamental de l'ouvrage est le constat que les économistes -en tant qu'« univers différencié »- s'opposent d'une part, « sous le rapport de leurs propriétés sociales les plus générales[2] » (p.46), et d'autre part, le pôle des économistes liés au pouvoir intellectuel et technique s'oppose à ceux qui sont liés au pôle économique et politique.

Ainsi, on peut dire qu'un fort nombre de ces oppositions et des désaccords sont régis, grosso modo, par une diversification des études universitaires d'économie[3] au sein desquelles les sciences économiques apparaissent bien plus abstraites et détachées d'une application immédiate que ce que l'on peut penser et participent surtout à la reproduction d'une culture liée au monde de l'entreprise (banques, finances, marché, entreprises). Cette « culture » s'oppose de façon hiérarchique et différenciée à la « culture » académique-scientifique à l'intérieur même de la « profession ». Utilisant une terminologie bourdieusienne, Lebaron décrit les frontières du champ économique, les définitions des groupes divers existants dans le champ, l'appropriation par chaque groupe d'un capital symbolique, les « entrepreneurs » insérés dans le champ, leurs investissements variés... pour constater que « la hiérarchie sociale des économistes obéit donc, dans ses grandes lignes, à une logique que l'on observe dans le champ du pouvoir » (p. 48), où l'identité est lié à des positions différentes et à un capital composite. L'autorité sociale est donc donnée surtout par le capital symbolique. Ainsi, la formation des économistes est un enjeu déterminant dans le processus particulier de transformation de « croyances sociales » en « croyances économiques », et l'enseignement de l'économie est perçu par Lebaron comme un marché. Les théories économiques, comme bien d'autres disciplines et activités, sont soumises à des déterminants sociaux propres au champ scientifique dans lequel elles se développent, et c'est peut-être là l'originalité de cette « nouvelle » analyse des champs.

 

Dans la deuxième partie de l'ouvrage, l'auteur s'attache à décrire le processus de diffusion de la croyance économique et l'accélération fulgurante qu'elle connaît après la seconde guerre mondiale. Les classes dominantes sont alors traversées par une rhétorique modernisatrice selon laquelle « l'économie est un langage de rationalisation et de civilisation des relations sociales » (p. 156) auquel il est bénéfique d'éduquer la population française. Cette idée mobilise dans des champs variés (statistique, enseignement, essayisme, journalismes, patronat, syndicalisme...) dans un mouvement que l'on pourrait résumer comme une croisade pédagogique contre les effets délétères de la méconnaissance économique. La diffusion de « l'information économique » se systématise et l'enseignement de l'économie s'institutionnalise et se généralise, produisant l'émergence de ladite « nouvelle culture économique ». D'autre part la montée en puissance de nouveaux groupes sociaux (cadres dirigeants et de plus en plus d'agents de la finance), le développement de la presse économique et les reconversions médiatisées d'intellectuels contribue à légitimer et à diffuser des représentations économiques liées à la vision dominante du monde. L'auteur insiste, dans le phénomène de diffusion, sur le rôle du marxisme qui a rallié les classes populaires à une lecture économique du monde. Dans les années 70, la disqualification croissante dont le marxisme fait l'objet contamine l'ensemble des institutions issues de l'ordre keynésien pour faire entrer dans une conception dominante selon laquelle les choix raisonnables ne peuvent plus être confiés au « politique » mais doivent relever de la rationalité propre à « l'économique ». La nouvelle doctrine affirme en particulier la nécessité de soustraire le domaine monétaire aux « manipulations politique » en l'inscrivant dans un ordre institutionnel « indépendant » et « neutre » incarné par les banques centrales. La création du Conseil de la politique monétaire chargé d'assurer, pour la Banque de France cette « indépendance », est l'occasion pour l'auteur de montrer ce qui fait de cette neutralité  une fiction. Examinant la nomination des membres de cette commission, il s'appuie sur une comparaison entre le « conseil idéal » proposé par la revue Le Nouvel Economiste et les membres effectivement nommés par le premier ministre. Faisant mine de s'opposer aux critères de sélection du gouvernement, le magazine reprend les critères d'orthodoxie dominants pour exercer une telle fonction : un rapport au monde économique produit d'un ethos qui est « une variante universaliste et dominante du rigorisme ascétique » (p.194) : il s'agit d'hommes en deuxième partie de carrière, sortes d'  « hommes de partis » (p.199) qui, sursélectionnés scolairement, ont intérêt à servir l'institution. Toutefois, le magazine infléchit ces critères en composant une commission plus tournée vers l'expertise théorique. L'auteur lit ce « coup » comme une mise à l'épreuve des hommes politiques nationaux venant d'une presse liée aux acteurs des marchés financiers, et qui participe d'un phénomène plus large de progression d'une conception politico-administrative qui trouve sa légitimité à une échelle surpranationale, et qui, loin de l'apparent universalisme que lui confère l'usage de la « science économique », s'appuie sur les agents dominants des marchés financiers.

 

L'auteur analyse ensuite les relations entre le champ des économistes et les autres univers, pour lesquelles la conjoncture de crise de 1995 suite à l'annonce du Plan Jupé sert de révélateur par la « synchronisation » des prises de positions qu'elle produit dans les différents univers sociaux. L'« enchantement médiatique » entrepris lors du travail de légitimation du plan d'austérité budgétaire et pour lequel avaient été convoqués les « experts », cède devant la crise qui devient alors un moment privilégié d'expression et de remise en cause d'une partie des croyances économiques dominantes. Observant les prises de positions en rapport à la structure de chaque univers social, (telle que la rébellion de certains économistes et le fait qu'elle n'émane pas de la fraction la plus dominante du champ) l'auteur met en évidence des relations à la fois hiérarchisées et de dépendance réciproque entre ces différents champs : politique, syndical, patronal, médiatique, intellectuel, et une homologie des structures entre les champs. Si les prises de positions des économistes sont une vision réfractée et spécifique de l'ensemble des clivages aperçus sous d'autres formes dans les autres champs, le champ économique, produisant les armes utilisées par les autres espaces sociaux, occupe la position essentielle de « banque centrale de croyance économique» (p.242), plaçant les autres champs dans une position de dépendance symbolique vis-à-vis du champ économique.

 

 

 



[1] On apprécie dans l'ouvrage le travail d'enquête de terrain, menée entre 1992 et 1996, et l'exploitation de données statistiques.

[2] Origine sociale, géographique, scolaire ; liens avec les pouvoirs bureautiques, politiques, économiques.

[3] Les enjeux de frontières et la multiplicité de types d'enseignants en économie, l'attraction que les différentes filières peuvent susciter auprès des étudiants, l'analyse en termes d'appartenance sociale...nous permettent de saisir la diversité des variables.



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