olivier godechot

ELGUEZABAL Eleonora, 2006, « Compte-rendu de l'ouvrage de Bénédicte Reynaud, Les règles économiques et leurs usages, Paris, Odile Jacob, 2004 »

REYNAUD, Bénédicte*, Les règles économiques et leurs usages, Paris, Odile Jacob, 2004.

Eleonora Elguezabal

 

Qu'est-ce que "suivre des règles"? Bénédicte Reynaud se pose la question de la coordination des acteurs économiques en s'intéressant au mode d'action des règles économiques. Quelle approche avoir de ces règles? Reynaud discute avec différents courants de l'économie, et l'on peut ainsi recenser trois positions, dont l'une est soutenue et développée par l'auteur. La première approche des règles économiques, celle du modèle standard - c'est-à-dire celle de l'économie néoclassique et notamment de la théorie de l'incitation et du choix rationnel - les conçoit comme des lois, dans une vision mécanique de leur action : les individus étant rationnels, les règles seraient des solutions optimales - il n'y aurait pas alors d'intérêt à étudier leurs effets. Dans cette approche, les acteurs économiques suivent les règles par définition et les cas échéants sont considérés comme des anomalies ou des déviances (e.g. défaut de rationalité). Il s'agit d'un paradigme qui est mis en cause par des économistes tels qu'Amartya Sen ou Herbert Simon, tous les deux Prix Nobel d'économie, qui critiquent l'hypothèse de la maximisation de l'intérêt individuel et dénoncent son incapacité à tenir compte des comportements routiniers. Quant au domaine du mode d'action des règles économiques, il reste largement à explorer et c'est ce que l'auteur se propose de faire dans ce livre.

Une deuxième approche de laquelle Reynaud se différencie est celle qui met l'accent sur la dimension cognitive des règles, comme le fait la théorie conventionnaliste. Bénédicte Reynaud lui adresse deux critiques : le manque d'arguments empiriques démontrant que le fonctionnement des règles s'appuie sur leur dimension cognitive d'une part, et l'absence d'explicitation sur le lien entre les interactions cognitives et l'action concrète et réelle des règles d'autre part.

Bénédicte Reynaud adopte donc une troisième voie, en s'appuyant sur les analyses de Wittgenstein : les règles n'ont de signification que dans les pratiques et il faut alors partir de l'observation et de l'analyse de ces pratiques pour saisir le sens des règles. "C'est la différence essentielle qui sépare notre approche de celles qui sont adoptées généralement en économie" (page 16). L'auteur met ainsi en avant le lien entre le sens que les acteurs donnent à leurs actions et les structures qui ordonnent leurs comportements. Cette perspective la rapproche de la sociologie : en effet, elle emprunte des notions et une démarche (observation des pratiques) chères à cette discipline, et notamment à la sociologie de Pierre Bourdieu.

Le livre est divisé en deux parties : la première est consacrée aux règles macro-économiques, la deuxième aux règles micro-économiques. Cohérente avec son approche partant des pratiques, Bénédicte Reynaud fait son analyse à partir de l'étude de quelques cas particuliers : en ce qui concerne les règles macro-économiques, elle étudie les conditions sociales de l'introduction du chômage à la fin du XIX siècle et de la désindexation des salaires dans les années 1980 ; quant aux règles micro-économiques, elle analyse les effets de l'introduction d'une prime au rendement collectif sur différentes équipes de maintenance de la RATP. Les deux parties sont inégales, l'analyse du troisième cas étant nettement plus développée.

Dans la première partie, l'auteur traite de l'articulation entre la "dimension interprétative" des règles et leur "dimension opérationnelle". On peut rapprocher ces deux dimensions du couple "structures structurantes" de Pierre Bourdieu : les règles structurent les comportements et la vie sociale mais elles sont à la fois structurées par l'interprétation que les individus font d'elles.

Le premier chapitre est donc consacré à l'introduction de la mesure du chômage en France, qui va structurer le monde social en opérant des classifications. L'auteur montre que l'introduction de cette règle statistique n'a été possible que parce qu'elle s'est appuyée sur un système interprétatif déjà existant. La signification du chômage est le résultat d'un double travail interprétatif : d'une part, par les déclarants au recensement, dont la relation avec les établissements dans lesquels ils travaillaient était incertaine et variée et qui répondaient donc au recensement selon leur propre interprétation de la règle du chômage; d'autre part par le statisticien, qui interprétait à son tour ces déclarations pour identifier les "chômeurs" parmi l'ensemble des sans-emploi.

Dans le chapitre sur la désindexation des salaires, Bénédicte Reynaud souligne la nécessité de rompre avec les repères existants et d'inventer un nouveau langage pour changer les représentations des agents et assurer la mise en oeuvre de la nouvelle règle. Pour que la règle devienne opérationnelle, l'auteur met en avant deux conditions qu'il faut que la règle remplisse pour sa légitimation : sa crédibilité (fondée sur l'argumentation d'une "nécessité" incontournable de la règle) et l'idée d'une marge de manoeuvre laissée aux acteurs, traduite dans une politique de seuils, qui permet et respecte le principe de négociation. Enfin, Reynaud montre que les règles fonctionnent dans un espace d'indétermination, dans des intervalles, donnant ainsi lieu à une diversité de solutions.

Dans la deuxième partie, lorsqu'elle traite des règles micro-économiques, Bénédicte Reynaud constate la divergence des usages et des sens donnés à la règle d'attribution d'une prime au rendement collectif entre les différentes équipes de maintenance de la RATP -ces équipes ayant des caractéristiques comparables. Il y a donc diversité des effets des règles (ce qui démontre que leur action n'est pas mécanique) mais aussi une certaine homogénéité dans les espaces de négociation et de coordination, c'est-à-dire à l'intérieur des équipes. Les effets des règles ne sont donc pas aléatoires non plus.

Suite au constat de divergence des usages de la règle, Bénédicte Reynaud affirme que si la forme d'action des règles n'est pas mécanique, cette incertitude ne relève pas pourtant d'une défaillance des acteurs, d'une limitation de leur rationalité, mais d'une incomplétude fondamentale des règles, ainsi que de la dimension sociale de leur introduction et de leur mise en oeuvre. Concernant l'incomplétude des règles, l'auteur suit la perspective de la plupart des juristes, pour lesquels généralité et abstraction sont les propriétés des règles, qui les séparent des solutions concrètes. Les règles sont alors des cadres qui guident les actions mais qui ne les déterminent pas. D'autre part, l'incertitude quant à l'action des règles relève de leur dimension sociale : elles sont prises dans des rapports de force et s'insèrent dans des systèmes de règles et de modes d'action dynamiques, qui se transforment lors de l'entrée d'une nouvelle règle et qui modifient à leur tour l'action de celle-ci. Les cadres des actions sont alors complexes et il faut les analyser dans leur globalité et dans leur pratique pour comprendre le sens et le mode d'action d'une règle en particulier.

Bénédicte Reynaud met ainsi en avant l'incomplétude et l'incertitude fondamentales des règles, mais il lui reste à expliquer la relative homogénéité des usages à l'intérieur des équipes. C'est ce qui la fait s'intéresser aux routines : l'auteur considère les routines comme des interprétations pratiques des règles ayant par ailleurs un effet d'instauration de la confiance entre les acteurs économiques. Sa définition des routines l'amène à prendre ses distances par rapport aux théories évolutionnistes, qui les considèrent comme des modes d'action mais qui ne font pas de différence entre les routines et la "procédure algorithmique". Celle-ci relève d'une rationalité procédurale, alors que les routines relèvent d'une rationalité adaptative et sont ainsi étroitement liées à la dimension interprétative des règles. Les routines, modes pragmatiques de résolution des problèmes, apparaissent alors comme étant complémentaires aux règles - celles-ci étant, comme on l'a dit plus haut, fondamentalement incomplètes, générales et abstraites. Cette définition pragmatique des routines amène l'auteur à utiliser la définition d'habitus de Pierre Bourdieu, compris comme un ensemble de schèmes de compréhension et d'action qui permet aux agents de s'adapter sans faire un appel à un calcul rationnel explicite et de se coordonner à travers le partage de ces schèmes et non par la référence à une norme.

Prêtant un intérêt central aux usages que font les individus des règles, Bénédicte Reynaud contribue à renouveler le champ de l'économie à travers une approche qui met en avant la dimension empirique, plutôt que la dimension normative du modèle standard.

 



* Directrice de recherche au CNRS (Paris-Jourdan Sciences Économiques), Bénédicte Reynaud a publié aussi: Operating rules in organizations : macroeconomic and microeconomic analyses (New York, Palgrave Macmillan, 2002), Les Théories du salaire (Paris, La Découverte, 1994), Le Salaire, la règle et le marché (Paris, C. Bourgois, 1992), avec NAJMAN Vladimir Les Règles salariales au concret (Paris, La Documentation française, 1992) et avec SALAIS Robert, et BAVEREZ Nicolas L'Invention du chômage (Paris, PUF, 1986).



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