olivier godechot

BABET Damien, 2006, « Compte rendu de l'ouvrage de Steven Levitt et Stephen Dubner, Freakonomics, Denoël, 2006 ».

Steven D. Levitt, Stephen J. Dubner, Freakonomics, Denoël 2006, Paris (édition originale en américain, William Morrow, New York, 2005, traduit par Anatole Muchnik)

 

« Aussi retorses qu'elles en aient l'air, c'est en multipliant les questions que l'on finit par trouver des réponses intéressantes ». Au lecteur qui cherche en vain une unité thématique dans cet ouvrage à succès, les auteurs, un économiste de l'Université de Chicago (Steven Levitt) et un journaliste du New York Times (Stephen Dubner) renvoient très vite à cette affirmation d'un éclectisme de principe.

 

Freakonomics est un livre de vulgarisation des travaux économiques de Steven Levitt. Son caractère attrayant, d'accès aisé, est le fruit du travail de Dubner, qui a rencontré Levitt au cours d'un reportage sur lui en 2003. Il doit aussi évidemment à la particularité des travaux de Levitt, qui s'est fait une spécialité de l'étude de sujets originaux et inédits, apparemment très éloignés des objets classiques de l'économie : la triche chez les sumo ou les enseignants de Chicago, l'estimation des revenus de revendeurs de crack, l'effet des prénoms sur la réussite des individus, etc. Si la démarche de Levitt s'inscrit en réalité dans des problématiques déjà anciennes (l'asymétrie d'information, l'économie de la criminalité, l'économie des discriminations, l'économie de l'éducation, entre autres), il y apporte une orientation résolument empirique, et l'usage de données surprenantes avec une prédilection marquée pour les expériences naturelles (ou non) et les variables instrumentales.

 

Ce livre intéresse la sociologie à plus d'un titre. D'abord par les thèmes qu'il aborde, et qui sont tous, de loin ou de près, des objets dont la sociologie a traditionnellement pris en charge l'analyse : les résultats qui sont exposés méritent donc l'attention. Ensuite parce qu'en incarnant un nouveau type d'économie grand public, qui est sans doute plus qu'une mode éditoriale, l'écart entre la recherche (principalement les articles scientifiques de Levitt) et la présentation qu'en donne Freakonomics constitue plus qu'un simple problème de vulgarisation. Enfin parce que la méthode, l'économétrie, et la théorie qui la soutient, l'explication par les « incitations » en règle général, peut constituer un problème pour les sociologues : y a-t-il un lien essentiel entre cette méthode et cette théorie ? Quelle est la place des théories proprement sociologiques ?

 

La tâche de résumer un livre aussi hétéroclite est difficile à mener à bien, mais on peut en extraire quelques points saillants. La question du lien entre avortement et criminalité, d'abord, qui fut l'objet, depuis la fin des années 90 et les premiers travaux de Levitt et Donohue sur le thème[1], mais surtout depuis la sortie du livre aux Etats-Unis, le sujet le plus polémique. Levitt s'interroge sur la baisse de la délinquance et de la criminalité autour de 1991 aux Etats-Unis. Certains facteurs lui semblent avoir eu une influence réelle : l'augmentation des effectifs policiers, l'augmentation de la population incarcérée, l'effacement de la vague de criminalité liée au trafic du crack. A ces différents facteurs potentiel, Levitt et Dubner en ajoutent un, la légalisation de l'avortement (décision « Roe versus Wade » de la Cour Suprême en 1973).

 

En permettant aux mères ne désirant pas avoir d'enfant d'avorter, cette légalisation aurait réduit non seulement la taille de la cohorte des jeunes en âge de commettre des crimes 15 à 20 ans plus tard, mais aussi leur propension moyenne à les commettre, argumentent Levitt et Dubner, à la suite de l'article de Donohue et Levitt. L'avortement, en effet, est pratiqué par des mères qui partageraient souvent de nombreuses caractéristiques prédisposant leurs enfants potentiels à un futur comportement criminel : faible diplôme, jeune âge, grossesse non souhaitée, absence du père, pauvreté, consommation de drogue, etc. Les auteurs s'appuient sur un « contre-exemple », celui de l'interdiction de l'avortement par Nicolae Caucescu en Roumanie en 1966. « Comparée à la génération des enfants nés l'année précédente, celle de l'interdiction de l'avortement rencontrera des difficultés dans quasiment tous les domaines susceptibles d'être mesurés : ils feront une plus mauvaise scolarité, seront moins performants sur le marché du travail et sensiblement plus portés à avoir des comportements criminels. » On conçoit qu'une telle théorie, présentée dans Freakonomics sans les nuances et les précautions qu'appelle un débat scientifique toujours en cours, ait pu faire des vagues.

 

La plupart des autres travaux vulgarisés dans le livre concernent l'économie de la criminalité. Il s'agit par exemple de montrer que les lutteurs de sumo arrangent leurs combats (moyennant finances), à partir de statistiques montrant que dans les cas où la défaite de l'un serait beaucoup plus coûteuse que la victoire de l'autre serait rentable, les résultats s'éloignent de ce que permettrait de prévoir le palmarès respectif des deux lutteurs : il y aurait donc corruption. Si les méthodes sont habiles, les sujets intéressants, les résultats, cependant, ont une portée qui reste limitée. Quelles conclusions tirer, à part celle, particulièrement creuse, de Levitt et Dubner : « Alors, si les sumotoris, les enseignants et les parents des tout-petits trichent, faut-il pour autant en conclure que l'humanité est universellement et naturellement corrompue ? Et si oui, à quel point ? » (p. 67)

 

On peut se demander si les limites de la vulgarisation ne sont pas ici resserrées par le genre très particulier d'économie que pratique Levitt. Intéressé par la « face cachée » des choses, Levitt privilégie des sujets qui présentent un attrait immédiat et qui offrent la possibilité d'une démarche empirique originale. Mais ce choix n'apparaît pas dicté par des questionnements forts et cohérents. Si la thèse sur l'avortement présente des enjeux politiques évidents, la plupart des autres chapitres, au contraire, ne peuvent déboucher que sur des généralités ou des conclusions locales. L'économie comme discipline y gagne une image de science distrayante, intéressante, mais y perd tout lien à la fois avec les questions de politique économique qui constituent son terrain traditionnel d'application et avec les théories constituées. L'empiricisme apparemment maître à bord s'y soumet donc en réalité à une contrainte peu commune : amuser et surprendre.

 

Il existe pourtant un élément de cohérence fort qui relie les travaux de Levitt et aurait gagné à être développé dans ce livre, et c'est justement l'habileté empirique. Que l'on considère qu'il s'agit d'expériences « naturelles » (le vendeur de bagels, le dealer de crack, le tirage au sort des élèves ayant le droit d'aller dans les lycées les plus demandés à Chicago), d'expériences artificielles grandeur nature (l'amende pour les retards des parents à la crèche, la standardisation des examens scolaires, l'envoi de CV avec des noms plutôt « noirs » ou plutôt « blancs ») ou de variables instrumentales (l'influence des campagnes électorales sur les effectifs policiers pour mesurer l'influence de ces effectifs sur la criminalité), Levitt a le goût des données qui l'éloignent de la régression statistique traditionnelle. « Dans un monde parfait, l'économiste réaliserait une expérience contrôlée à la façon du physicien ou du biologiste : il prendrait deux échantillons, manipulerait l'un des deux, choisi au hasard, et mesurerait l'effet obtenu. Mais l'économiste n'a que rarement l'occasion de conduire une expérimentation aussi pure. (C'est pourquoi le tirage au sort pour l'affectation scolaire à Chicago a été une aubaine.) » (p.219) Suffit-il pourtant de parler d' « aubaine » ? Il faudrait comprendre ce qu'on gagne et ce qu'on perd à utiliser de telles données. Comment construire une recherche sur des « aubaines », et quelles sont les limites que les variables instrumentales imposent au traitement statistique (en particulier l'imprécision et la fragilité accrue des résultats) ?

 

Au fond, ce sont ces mêmes questions que pose le débat sur le lien entre avortement et criminalité. Le caractère d' « expérience naturelle » que présente, en un sens, la légalisation de l'avortement offre donc une pertinence empirique, mais aussi des limites importantes, qui expliquent que les débats statistiques se prolongent encore aujourd'hui (dans leur premier article, Donohue et Levitt avaient notamment oublié, par erreur, les interactions Etat/année, c'est-à-dire les plus à même de prendre en compte l'histoire de la vague de crack, différente dans chaque Etat).

 

Il est tentant de penser que cette méthode est liée aux objets choisis : en s'éloignant du noyau dur de l'économie traditionnelle, Levitt se prive de théorie économique. Mais en se restreignant à une approche « économiciste », et, en particulier, en passant beaucoup trop rapidement sur les questions sociologiques qui accompagnent ses interrogations, il se prive de théorie une deuxième fois. Dans cette situation, comment ne pas rêver d'expériences naturelles, de données incontestables, de résultats sans ambiguïté ? Au fond, pourquoi les mères adolescentes ont-elles des enfants plus souvent délinquants ? Levitt et Dubner ne se posent pas la question. La multiplication des résultats n'aboutit à aucune synthèse cohérente, et paraissent parfois contradictoires, sans que cela ne gène les auteurs. Le sens commun du lecteur y supplée de lui-même, et les choses apparaissent alors facilement comme « vérité de l'homme ». Sans le dire, sans le vouloir peut-être, Freakonomics construit une anthropologie naïve à partir de statistiques amusantes.

 

Mais Freakonomics est un livre plaisant et aisé à lire. S'il passe trop souvent sous silence les débats empiriques portant sur les résultats qu'il avance, alors que cet empirisme constitue par ailleurs son attrait principal, il conserve pourtant un grand intérêt parce qu'il atteint son but avec une redoutable efficacité : il rend curieux.

Damien Babet



[1] Donohue John, Levitt Steven, « The Impact of Legalized Abortion on Crime », Quarterly Journal of Economics, 2001, 116(2), pp 379-420.



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