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DORON Olivier, 2006, « Compte-rendu de l'ouvrage de Viviana Zelizer, Pricing the priceless child, Princeton University Press, Princeton, 1985, 277 p. »Compte-rendu
de Viviana Zelizer, Pricing the Priceless Child L'enfant est aujourd'hui considéré dans nos sociétés
occidentales comme quelque chose d'inestimable, qui cristallise sur lui des
sentiments et des émotions, mais qu'il est intolérable d'évaluer en terme de
« valeur marchande ». C'est la construction sociale de cet
intolérable, pour reprendre la catégorie avancée par Didier Fassin et Patrice
Bourdelais[1], que la sociologue
américaine Viviana A. Zelizer s'efforce de retracer dans son livre, Pricing
the Priceless Child. The Changing Social Value of Children[2],
devenu aujourd'hui un classique de la sociologie économique. Zelizer y décrit
la mutation du regard sur l'enfant qui s'est opérée dans la seconde moitié du
XIXe siècle et le début du XXe siècle, conduisant de son évaluation en terme
utilitaire et marchand à sa sacralisation et à la disqualification de toute
évaluation en terme d'utilité. L'ensemble des critères qui évaluaient autrefois
l'enfant selon son utilité, sa capacité
de travail et de soutien de la famille, notamment dans les classes ouvrières et
paysannes, se trouve au tournant du siècle disqualifié, cesse proprement d'être
légitime, et un nouvel ensemble de critères lui est substitué, où la valeur de
l'enfant - même sa valeur économique, comme le montre l'analyse que Zelizer
fait du marché des adoptions - est recodée en termes émotionnels ; où
l'enfant, donc, ne devient pas seulement inutile mais coûteux. Coûteux non en
raison d'investissement économiquement rationnels mais pour un ensemble de
motifs sentimentaux et moraux, motifs eux-mêmes informés par l'évolution des
valeurs culturelles et sociales. Selon Zelizer, cette mutation ne se laisse pas
expliquer en termes uniquement économique, mais relève pour partie au moins de
causes proprement culturelles, qui elles-mêmes informent la valeur marchande.
S'il est vrai, par exemple, que l'enfant garde une valeur marchande dans le
marché de l'adoption, la signification de cette valeur est déterminée par des
éléments culturels que l'économie ne suffit pas à expliquer. De même, Zelizer
montre comment la remise en cause de la légitimité de l'évaluation de l'enfant
comme un être utile, productif et rémunéré par un salaire, n'a pas conduit à
proprement parler à la disparition du travail de l'enfant, mais à sa
redistribution en terme de tâches légitimes ou non. Les tâches légitimes sont
notamment celles auxquelles on peut donner une valeur pédagogique, utile pour
l'enfant. Par ailleurs, il peut être légitime de donner de l'argent à l'enfant
mais ce n'est pas à titre de rémunération. Autrement dit, là encore, les lois
d'échange sont réglées par des valeurs qui ont des significations
culturellement différenciées des significations antérieures. En ce sens, le
livre de Zelizer annonce son ouvrage majeur, The Social Meaning of Money[3],
qui s'interrogera précisément sur ce phénomène de la différenciation des
significations que prend l'argent et son échange selon les contextes culturels
et sociaux. On comprend donc pourquoi le texte de Zelizer
a suscité un certain intérêt chez les sociologues de l'économie. Il apportait
des arguments, sinon pour nier totalement le rôle des marchés sur un point
donné (position difficilement tenable dans ce cas précis), au moins pour
montrer que les marchés s'inscrivent dans un ensemble de valeurs socialement
défini. C'est sans doute l'intérêt principal de son livre. D'un point de vue
historique, l'ensemble des affirmations avancées ne semble guère nouveau. Il
est vrai que les sources utilisées pour étayer son enquête - l'analyse de
l'évolution des pratiques funéraires concernant les enfants morts, des débats
qui ont accompagné la mise en place des assurances destinées aux enfants, etc.
- présentent une certaine originalité qui rend son récit vivant. On peut aussi apprécier
son effort de différenciation qui consiste à montrer comment le mouvement
qu'elle décrit est d'abord parti des classes bourgeoises de la société puis, à
travers une suite de croisades morales, s'est étendu aux classes ouvrières et,
mais plus difficilement, aux paysans. Mais précisément, on reste sur ce point
un peu déçus: quelles sont donc ces valeurs bourgeoises, d'où viennent-elles,
présentent-elles de l'enfant une image vraiment si univoque ? Ne
sont-elles pas à leur tour informées par des processus économiques ? On a
un peu l'impression qu'elles jouent dans le livre de Zelizer le rôle de primum
mobile, dont ne sait très bien ni ce qu'il est, ni d'où vient son
mouvement. Par ailleurs, on aurait pu attendre d'une sociologue qu'elle accorde
plus d'attention aux mécanismes de diffusion de ces valeurs dans l'ensemble de
la population. Enfin, on ne peut que s'étonner de l'absence de différenciation
en terme d'origine ethnique : qu'en est-il dans les différentes catégories
de migrants arrivés ou arrivant sur le sol américain et dans la population
afro-américaine ? Et en terme de genre : car enfin, les
représentations de la valeur de l'enfant ne sont absolument pas identiques
selon qu'il s'agit d'une fille ou d'un garçon. Dans quelle mesure la mutation décrite
par Zelizer a influé de manière différente selon les cas ? Mais sans doute n'est-ce pas là que réside
l'intérêt principal du travail de Zelizer, qui est bien avant tout de proposer
des nuances bienvenues car constructives aux excès d'une lecture purement
économique des marchés. Le livre est par ailleurs très bien écrit, ce qui en
rend la lecture rapide et agréable. Olivier DORON
[1] Les constructions de
l'intolérable. Etudes d'anthropologie et d'histoire sur les frontières de
l'espace moral, D. Fassin et P. Bourdelais (dir.), [2] Pricing the Priceless Child. The Changing Social Value of
Children, Princeton University Press, [3] The Social Meaning of Money: Pin Money, Paychecks, Poor
Relief, and Other Currencies, |
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