olivier godechot

CHRISTIN Angèle, 2006, « Compte-rendu de l'ouvrage de Lucien Karpik, Les avocats. Entre l'État, le public, le marché. XIIIe-XXe siècle, Gallimard, 1995 ».

Lucien Karpik, Les avocats. Entre l'État, le public, le marché. XIIIe-XXe siècle, Gallimard, 1995.

Les avocats s'annoncent comme un thème parfait pour la sociologie des professions : un domaine de compétence propre, un mode d'organisation particulier, de gros effectifs, une sociabilité nécessaire, des métiers en contact avec d'autres professions. Cependant, la sociologie des avocats s'est surtout développée aux Etats-Unis, pas du tout en France. Lucien Karpik, dans son ouvrage Les avocats, entre l'Etat, le public et le marché, paru en 1995 chez Gallimard, souligne cette absence dès les premières pages de l'introduction : « Comment justifier le projet de consacrer tant d'attention à un groupement particulier auquel la rareté des travaux qui lui sont dédiés donne la mesure de l'intérêt qu'il faudrait lui porter ? » (p. 12). La recherche de Lucien Karpik s'établit ainsi en dialogue avec les ouvrages américains sur les « lawyers », non dans la lignée des travaux français sur le champ juridique. Il s'agit pour l'auteur de montrer la spécificité des avocats français, de leur mode d'organisation et d'évolution, par rapport à leur situation dans d'autres pays, notamment anglo-saxons.

Cependant, l'ambition de Karpik dépasse cette analyse d'un groupe particulier d'individus exerçant la profession d'avocat. Ses objectifs sont doubles. D'abord, du point de vue méthodologique, Karpik met en oeuvre dans Les avocats une approche bien particulière, à la frontière entre la sociologie et l'histoire. Afin de mener son travail sur une très longue période, du treizième siècle au vingtième siècle, il utilise de grands modèles historiques, inspirés des « types idéaux » définis par Max Weber. Ensuite, du point de vue théorique, Lucien Karpik déborde la simple analyse d'une profession particulière, les avocats. Il cherche à développer une vision propre sur deux domaines de recherche qui ont déjà fait parler d'eux dans les débats sociologiques : l'action collective; les marchés à la marge du marché défini par la théorie économique standard.

Je suivrai ces différentes ambitions de l'auteur dans ma présentation de son ouvrage. Dans un premier temps, je m'intéresserai au coeur de l'ouvrage : l'évolution des avocats en France du treizième siècle à nos jours, et les trois figures de l'avocat qui émergent à travers les mutations. Cette partie suivra le plan chronologique de l'ouvrage. Dans un deuxième temps, il sera nécessaire de comprendre les apports de Karpik pour la compréhension de l'action collective. Comment un modèle d'acteur collectif se dégage-t-il de l'analyse des avocats ? Quels sont les traits de ce modèle ? Enfin, dans un troisième temps, je tenterai de souligner la spécificité de la sociologie économique de Karpik. A partir du « marché des avocats », l'auteur définit le mode de fonctionnement d'un marché aux propriétés très particulières. Dans quelle mesure cette analyse enrichit-elle la sociologie économique actuelle ?

I.                  Les trois figures de l'avocat en France, du 13° à nos jours

 

 

Lucien Karpik suit dans son ouvrage un ordre chronologique. De la multiplicité des mutations qu'ont connu les avocats depuis le Moyen-âge, il définit trois grandes figures ou modèles qui permettent de caractériser la profession dans un contexte historique donné : le « barreau d'Etat », où les avocats se caractérisent par leur rapport à l'Etat, du XIII° siècle au XVII° siècle ; le « barreau classique », où les avocats se définissent par leur attachement au « public » ; le « barreau d'affaire », qui marque le lien nouveau des avocats au marché, à partir des années 1950-1960. Après avoir présenté les traits théoriques de ces modèles, nous les préciserons, avant de nuancer leur pertinence et de remettre cette présentation en perspective.

 

A)     Comprendre les « barreaux »

 

Il s'agit ici de souligner les présupposés théoriques qui permettent de comprendre la forme que Karpik donne à ces figures historiques du barreau. En effet, il fait intervenir une multiplicité d'éléments lorsqu'il dresse ses modèles : les pratiques professionnelles, l'organisation de la profession avec les évolutions de l'Ordre des avocats, les évolutions de la sociabilité et de la « confraternité » propre aux avocats, les rapports avec l'Etat, les grandes affaires, scandales ou procès, les profils des avocats renommés, le mode de formation, les changements des Secrétaires de la Conférence, les événements historiques majeurs et la manière dont les avocats se positionnent par rapport à eux... Comment organiser cette diversité de traits ?

Il est d'abord à noter que Karpik se réfère explicitement à la figure classique de l'idéaltype de Max Weber, dans l'introduction et dans la conclusion : « L'analyse (...) porte sur la formation et le développement d'outils pour rendre compte d'une action engagée sur la très longue période, (...) [comme] les concepts idéaltypiques, ces stylisations de réalités complexes singulières » (p. 13). Ces figures ne peuvent donc pas être comprises en dehors du contexte historique dans lequel elles prennent sens. Elles ne sont de plus pas forcément intégralement retrouvées dans la réalité : « Ce sont des stylisations du réel, des passages à la limite qui peuvent se retrouver (jamais parfaitement d'ailleurs) dans des fractions très restreintes de la profession » (p. 456).

Quels éléments choisit Karpik pour définir ses « barreaux » ? Tout ce qui concerne les avocats ? En fait, des principes d'intelligibilité existent, qui sont utilisés dans les trois modèles. Le premier est celui d'une homologie entre la structure interne de la profession et son rapport à l' « extérieur ». L'auteur commence généralement par préciser la manière dont la profession s'organise (quels sont les rapports entre les avocats, quelle est la place de la hiérarchie entre eux, comment est élu le Conseil de l'Ordre et le Bâtonnier, quelles sont les qualités qui sont valorisées chez les avocats, quelle est la formation en cours, pour ne citer que ces aspects-là) avant d'établir les rapports que la profession noue avec les autres acteurs de la période, acteurs de toutes natures : l'Etat, la société civile, les clients, le marché, les députés libéraux... Son point est de noter les rapports d'homologie qui existent entre les deux réalités. Il s'appuie sur ces homologies pour expliciter sa théorie d'un acteur collectif, comme nous le verrons plus tard. Le deuxième principe d'intelligibilité est celui qui lie dispositifs et dispositions, comme il le précise en introduction (p. 22) : les éléments matériels qui définissent la profession à un moment donné doivent être compris en lien avec les schèmes de pensée et d'action qui caractérisent les avocats au même moment. Le va-et-vient entre les deux domaines se poursuit tout au long de l'ouvrage.

 

 

B)     Ancien barreau, barreau classique, barreau d'affaire

 

Il est désormais possible de présenter brièvement les trois figures du barreau français à partir du treizième siècle.

 

  • Ancien barreau et avocats d'Etat. Le modèle de l'ancien barreau concerne les avocats en France du XIII° siècle au XVII° siècle. En 1274, le Parlement est créé par Philippe le Hardi, pour remplacer les duels judiciaires : l'ordonnance qui crée la profession d'avocat suit. Pour commencer par présenter les traits qui structurent la profession naissante, Karpik insiste sur la faiblesse de l'organisation de la profession : l'Ordre n'existe pas encore, tout dépend de l'Etat. Cependant, la confraternité se construit. Par exemple, il est très vite interdit aux avocats d'utiliser des termes injurieux les uns contre les autres au Parlement. Une liste officielle est créée, les avocats sont choisis en fonction de leur moralité. Le corps de spécialistes reste très limité. Etre avocat est une passerelle pour les bourgeois de l'époque vers la noblesse de robe et les grandes charges de l'Etat. Ces traits se retrouvent en partie dans le rapport de la profession à l'extérieur : le seul interlocuteur est l'Etat. Les avocats ne sont pas indépendants, ne fixent pas eux-mêmes leurs limites. Par exemple, c'est l'Etat qui décide que désormais les avocats ne défendront que les particuliers au Parlement, en créant le statut de « Procureur du Roy » qui était auparavant occupé par les avocats. Karpik souligne que le déclin de ce modèle, à partir du XVI° siècle, est à l'initiative de l'Etat aussi. Les charges doivent désormais être achetées, l'Etat réclame une clarification du système des honoraires, ce qui mine la profession.

 

  • Barreau classique et logique du public. Il s'agit de loin de la figure majeure de Karpik, celle sur laquelle tout l'ouvrage s'appuie. Elle définit les avocats du XVII° aux années 1960, elle est atténuée aujourd'hui. Deux temps la caractérisent. Au XVII°-XVIII° siècle, la profession se construit : l'Ordre est créé, la formation des avocats se distingue, avec l'instauration du stage, la confraternité est mise en place, par exemple avec les locaux réservés aux avocats dans le Palais de Justice. Les avocats définissent certaines valeurs qui les caractérisent : le désintéressement (l'honoraire est perçu comme un « don » du client), la sociabilité particulière, la modération. Cette construction interne se reflète sur l'action des avocats : ils plaident surtout en faveur des droits de la personne contre l'Etat, en faveur du libéralisme politique. Cependant, ce premier temps du barreau classique est remis en cause au XVIII° siècle, où un « marché de la gloire » se met en place : les avocats cherchent avant tout à être reconnus, admirés, au détriment de la cause qu'il défendent, contre les préceptes de l'Ordre. C'est le cas de Linguet, célèbre avocat entré en conflit avec l'Ordre, qui finit par être rayé du Barreau. Puis les temps troublés de la Révolution Française viennent détruire toutes ces institutions, l'Ordre, le Parlement. Le deuxième temps du barreau classique commence au XIX° siècle. Le barreau se reconstruit progressivement sous Napoléon. L'organisation interne de la profession reprend les fondations du XVII° siècle. C'est dans l'action des avocats que la situation change : les avocats se caractérisent à partir des débuts de la III° République comme « porte-parole du public », non pas du public réel mais plutôt de la figure théorique de l'individu muni de droits, anonyme. Cet engagement envers le public se manifeste de deux manières. D'abord les avocats défendent lors d'affaires juridiques très médiatisées les grandes causes du public : l'idée qu'une affaire représente plus que les seuls individus qu'elle touche se développe. D'autre part, les avocats entrent en politique : jusqu'à l'entre-deux-guerres, un député sur quatre est avocat. Cependant ce modèle reste limité : les avocats ne prennent pas parti lors de l'Affaire Dreyfus, ils ne voient pas la question sociale émerger au début du XX° siècle. Ils ne se concentrent que sur les droits de l'individu, sur le public comme figure rhétorique. A partir des années 1930, ils souffrent du discrédit qui touche l'ensemble de la classe politique.

 

  • Le barreau d'affaire et la logique du marché. A partir des années 1950, une nouvelle réalité prend place. Les grands cabinets anglo-saxons (les « Big eight », aujourd'hui « Big five ») se sont implantés en France, et se taillent la part du lion dans les domaines à la frontière entre droit et marché : l'audit, l'expertise-comptable. De nouveaux syndicats d'avocats prennent ces changements en compte, et réclament de nouveaux statuts pour les avocats. L'Ordre reste longtemps immobile, même si la proportion d'avocats se dirigeant vers les domaines du droit concernés augmente. Les pratiques dans les grandes firmes juridiques différent largement des pratiques classiques : les avocats d'affaire accordent très peu d'importance à l'ordre, ne sont jamais au Palais, ne connaissent pas d'avocats en dehors de leur entreprise. Finalement, en 1987, la crise éclate : l'Ordre propose une fusion entre les avocats, l'audit, l'expertise comptable, les conseils juridiques. Les avocats « classiques » protestent, désavouent le Bâtonnier, les passions s'enflamment. Finalement, en 1990, la réforme qui joint avocats et conseils juridiques est adoptée dans l'indifférence générale. Karpik analyse cette épreuve comme l'avènement du « barreau d'affaire » sur le « barreau classique ».

 

 

C)    Mise en perspective des trois figures du barreau

 

Ancien barreau, barreau classique, barreau d'affaire : les trois figures du barreau quadrillent l'évolution de la profession d'avocat depuis le XIII° siècle de manière pertinente. Il est cependant possible de noter quelques limites de cette approche de Lucien Karpik.

Tout d'abord, des trois figures, seule une fonctionne réellement : celle du barreau classique et de son lien avec le public. Dans cette analyse (qui occupe sept chapitres sur douze), l'auteur tient ses promesses : il lie intérieur et extérieur, dispositifs et dispositions, valeurs et actions. Les deux autres figures sont un peu bancales. Celle de l'ancien barreau examine une profession qui vient juste de naître : il n'y a pas, et pour cause, d'organisation interne. Celle du barreau d'affaire opère un glissement d'importance : les avocats d'affaires ne sont pas « porte-parole du marché » de la même manière que les avocats classiques étaient « porte-parole du public ».

De plus, l'analyse de la manière dont les figures se succèdent n'est pas complète. Karpik cherche à comprendre les « alternances extrêmes » (p. 10) des avocats. Son schéma est donc simple : montée, apogée, déclin du premier barreau, montée, apogée, déclin du deuxième barreau... Cependant, les déclins prennent des traits bien différents selon les cas. Le déclin du barreau d'Etat est dû à une influence extérieure : l'institutionnalisation de l'Etat et sa volonté de monopoliser le pouvoir. Au contraire, le barreau classique ne s'est effondré que de sa propre dynamique : son combat et ses valeurs n'étaient plus adaptés à l'entre-deux-guerres...

Enfin, il est assez étonnant que Lucien Karpik ne cite pas davantage les travaux de Luc Boltanski, car son approche semble fort parallèle à celle de Boltanski, en terme de « cités » et d' « épreuves », développée par exemple dans De la justification (1991). Karpik en effet s'intéresse largement au discours des avocats, à la manière dont des dispositifs et des dispositions se manifestent dans des discours visant à justifier une action. Les moments de déclins sont des périodes où la trame du discours du modèle précédent est mise au jour, explicitée, et éventuellement abandonnée pour une autre plus adéquate : cela ressemble beaucoup aux « épreuves » de Boltanski. N'est-il pas possible de dresser un parallèle entre le « barreau classique, porte-parole du public » et la « cité civique », ou plus exactement le « monde civique » (p. 137 dans De la justification) ? Le premier moment de déclin du barreau classique au XVIII° siècle, et la naissance du « marché de la gloire », pourrait alors être analysé comme un empiètement de la « cité de l'opinion » sur la « cité civique ». De la même manière, il serait possible de comprendre le « barreau d'affaire » comme inscrit dans le « monde industriel ».

 

 

Après ce premier temps nécessaire pour présenter la structure de l'ouvrage, il nous est possible de nous concentrer plus brièvement sur deux thèmes sous-jacents.

 

 

 

II.               Les avocats, un acteur collectif

 

 

En étudiant les avocats, l'auteur cherche à élucider un problème plus général, comme il l'explique dans l'introduction : comment comprendre qu'un groupe si restreint ait pu avoir une telle influence ? Comment les avocats ont-il réussi à transformer la réalité qui les contraignait ? Cette interrogation amène Karpik à s'interroger sur les particularités de la profession qui leur a permis d'agir de manière efficace. Il développe à partir des avocats une théorie de l'acteur collectif.

 

 

A)     Avocats, « barreaux », mandats

 

Avant de préciser la manière dont l'auteur explique la capacité collective d'action des avocats à travers les siècles, nous devons revenir sur les présupposés théoriques de Karpik. Comment analyse-t-il la notion d'acteur collectif ? Il ne souscrit pas à la vision néo-classique et « individualiste méthodologique », pour aller vite, qui repose ici sur trois postulats utiles: les choix individuels sont rationnellement informés par les préférences des individus ; les choix sont sans cesse actualisés en fonction de l'évolution des préférences ; les comportements collectifs se comprennent par l'agrégation des comportements individuels. L'auteur souhaite accorder une place prépondérante à l'histoire, au contexte, à l'héritage de dispositions. Cependant, il n'adhère pas non plus à une approche bourdieusienne en termes de « champs », comme cela apparaît en filigrane dans l'ouvrage, par exemple lorsqu'il proteste vigoureusement contre toute analyse qui tente de démontrer la volonté des avocats de conserver un monopole sur le domaine juridique[1].

 

Pour Karpik, l'action collective des avocats se comprend à l'aide de deux « instruments ». Nous avons déjà présenté le premier : il repose sur l'idée de grands types idéaux de barreaux. Plus exactement, dans la deuxième partie de l'ouvrage, l'auteur définit des modes d'action propres au barreau classique et au barreau d'affaire, qu'il nomme « économies ». Il présente ainsi l' « économie de la modération », pour le barreau classique, et l' « économie de l'intensité » pour le barreau d'affaire. Ces modèles reprennent le système d'homologies entre intérieur et extérieur, discours et pratiques, organisation de l'Ordre et engagements politiques, que nous avons déjà vu, et que nous préciserons dans notre dernière partie. Avec ces grands systèmes, Karpik pense cerner le milieu dans lequel évoluent les pratiques des avocats, qui ont ainsi un socle commun quelles qu'elles soient, ce qui est un premier pas vers l'explication de la force collective des avocats.

Le deuxième instrument réside dans le « mandat » qui selon Karpik définit les avocats. Ce mandat a un sens double. « Restreint », il concerne la relation de l'avocat avec son client, et la manière dont le client s'en remet au pouvoir discrétionnaire de l'avocat afin que ce dernier puisse agir au mieux de ses intérêts. « Etendu » (p. 450), il recouvre le rôle de l'avocat comme porte-parole de valeurs qui le dépassent (du public, du marché), mais repose sur le même principe de délégation du pouvoir pour une action plus efficace.

Avec ces deux notions, l'auteur estime comprendre la capacité d'action stratégique des avocats au cours des siècles. Parce qu'ils évoluent dans une certaine « économie », dans un milieu homogène, les préférences, les dispositions, et ainsi les actions individuelles des avocats ont quelque chose en commun. Parce que tous les avocats se caractérisent par un mandat qui leur donne un pouvoir discrétionnaire, que ce mandat soit individuel ou collectif, ils agissent selon les mêmes règles et avec une grande puissance.

 

 

B)     Et aujourd'hui ?

 

Il est possible pour nuancer cette approche de reprendre les données mêmes de l'analyse de Lucien Karpik.

Pour l'ancien barreau et le barreau classique, admettons que les notions d' « économie » et de « mandat » soient valables, et que les avocats agissent de manière collective, ceci contribuant à faire évoluer le monde qui les entoure. La situation depuis les années 1950 est hélas bien plus délicate. La profession d'avocat est divisée entre deux grands pôles : le pôle « classique » et le « pôle du marché », comme l'auteur le présente lui-même dans les chapitres 9, 10 et 13.

D'un côté, le barreau classique, qui présente plusieurs traits caractéristiques : des avocats travaillant seuls, sur des dossiers simples ; ayant mis en oeuvre des stratégies orthodoxes, souvent avec des membres de la famille déjà avocats ; beaucoup de femmes, de jeunes ; une présence assidue au Palais ; un temps dispersé ; une volonté d'intervention accrue de l'Etat, par exemple pour augmenter la rémunération de l'aide judiciaire ; des spécialisations dans le petit pénal, les accidents, le travail ; des revenus modestes ; clientèle de particuliers ; une confiance dans l'Ordre, dans la confraternité, des références fréquentes au passé de la profession.

De l'autre, le barreau d'affaire : des avocats dans des grandes firmes juridiques, qui travaillent sur des dossiers complexes ; l'importance des diplômes ; des stratégies hétérodoxes, dues à une absence de relations dans le milieu du droit ; univers majoritairement masculin ; un travail de bureau, aucun déplacement au Tribunal ; des domaines du droit particulier, droit international, fiscalité, pénal financier, propriété intellectuelle ; ignorance de l'Ordre, plus d'attention portée aux syndicats ; peu de relations avec des avocats hors de leur firme ; clientèle de sociétés ; hauts revenus.

Peut-on vraiment parler d'une condition, ou « économie » commune pour ces deux pôles ? Peut-on définir les avocats d'affaire par le « mandat » ? Il me semble que non. En revanche, une analyse en termes de champ apparaît ici tout à fait appropriée, et Karpik en donne même tous les instruments. Deux groupes aux habitus et aux capitaux différents qui luttent pour la définition légitime de la profession d'avocat... Sans développer plus avant, je renvoie ici à l'analyse en terme de champ effectuée par Dezalay et Garth sur le barreau indien, dans le numéro de Genèses qui répond à l'ouvrage de Karpik[2].

 

 

 

III.           Le marché des avocats

 

 

Le deuxième thème qu'aborde l'auteur au détour de son ouvrage est celui du marché. En analysant le marché du travail propre aux avocats dans le cadre du barreau classique, Lucien Karpik présente son approche d'un marché particulier, et ses méthodes pour l'expliquer. Nous soulignerons les spécificités du marché, puis les réponses de Karpik, avant de s'interroger sur la fécondité de ses réflexions.

 

 

A)     Un marché particulier

 

Il s'agit ici de déterminer comment l'équilibre est trouvé sur le marché du travail des avocats entre la demande du travail juridique propre aux avocats et l'offre du travail juridique propre aux avocats. Autrement dit, comment les avocats et les clients se rencontrent-ils ? Qu'échangent-ils, et comment ?

Dans le chapitre 8, l'auteur note les points du marché des avocats qui diffèrent du marché des biens tel qu'il est analysé par l'économie néo-classique. Le marché des avocats contredit deux postulats de base de la théorie néo-classique. Tout d'abord, il existe une incertitude sur l'objet échangé, ici le service qui consiste à fournir un travail juridique. En effet, ce n'est qu'après le procès et le jugement que l'on saura si l'avocat a été performant, si le service en question avait de la valeur ou pas. Il existe donc un problème d'indétermination de la valeur du service échangé. De plus, le marché est opaque (une des conditions de la concurrence pure et parfaite, la transparence du marché, n'est donc pas remplie) : il n'existe pas d'information objective sur la valeur d'un avocat, il est difficile de faire un choix rationnel entre un avocat et un autre.

Cependant, le marché des avocats fonctionne, et continue à fonctionner jour après jour[3]. Comment expliquer cela ? Karpik répond avec deux éléments. En premier lieu, avec la notion de « marché - réseau ». Comme le marché néo-classique avec les prix, le marché des avocats a une ressource bien particulière pour véhiculer l'information : le réseau. L'existence de réseaux, d'interconnaissances entre les avocats et entre les clients, permet d'élaborer la courbe de demande (c'est le « réseau - échange » : un individu mobilise les gens qu'il connaît pour obtenir l'adresse d'un bon avocat) et la courbe d'offre (le « réseau - production » : les avocats discutent entre eux pour savoir ce qui se pratique en termes d'honoraires, de jurisprudence, de règles informelles). Cependant, comment comprendre la permanence du marché des avocats ? Grâce au deuxième instrument : le concept d' « économie de la qualité », sorte d'extension de l' « économie de la modération » déjà vue, toujours applicable au barreau classique. Le désintéressement, les sanctions applicables par l'Ordre, la confraternité, la modération, qui caractérisent les avocats, sont des garants de leur honnêteté.

 

 

 

B)     Nuances

 

Elles sont de deux sortes. La première consiste dans le lien que fait Karpik entre son analyse du marché des avocats et la situation historique particulière qui a constitué le barreau classique. Qu'en est-il aujourd'hui ? L'auteur cite deux nouvelles formes de marché pour les avocats aujourd'hui. D'un côté, avec la croissance du barreau d'affaire, il fait l'hypothèse d'un nouveau marché, le « marché - réputation », où la transparence du marché est beaucoup plus grande (importance accordée au diplôme, au prestige de la firme), mais où le produit reste mystérieux (dossiers complexes, aux dénouements incertains). De l'autre, avec le développement de procédure standardisées (par exemple pour les divorces, le petit pénal), un « marché - prix » semble apparaître, où les clients choisissent l'avocat le moins cher. Marché - réseau, marché - réputation, marché - prix : les trois cohabitent, sans que l'auteur explicite les liens qui existent entre eux et les frontières qui les séparent.

Ensuite, il me semble que Karpik ne se donne pas les moyens d'élaborer une sociologie économique qui puisse être applicable dans d'autres cas que ceux des types idéaux qu'il présente dans Les avocats. Son analyse des réseaux pour le marché - réseaux est ainsi assez rapide : il ne s'intéresse pas à la différence rendue fameuse par Granovetter entre liens faibles et liens forts dans la transmission de l'information, il ne fait pas de recherche statistique pour donner une approximation et une présentation de la forme des réseaux chez les avocats. De même, son approche de la sociabilité qui selon lui différencie le marché - réseau du marché - réputation (où les avocats, coincés dans leurs firmes, ne connaissent plus personne) devrait prendre en compte les travaux d'Emmanuel Lazega sur le rôle des réseaux dans les carrières des avocats d'affaires et donc dans la tarification de leurs services. Pour conclure, il me semble que les concepts économiques élaborés par Karpik n'ont pas d'applications évidentes hors de son domaine de recherche.

 

 

 

 

Les avocats est un ouvrage ambitieux. Il retrace l'évolution d'une profession aux caractéristiques bien spécifiques depuis le XIII° en France, tout en mettant cette recherche à profit pour éclairer de manière originale des domaines de recherche tels que l'action collective ou les fonctionnements des marchés.

Le souffle épique qui anime Lucien Karpik tout au long de ces 464 pages ne convaincra pourtant pas tous ses lecteurs. Le manque d'éléments empiriques, la faible place accordée à la compréhension des stratégies menées par les individus, enfin la multiplication parfois lassante de grands concepts s'entremêlant les uns les autres, ôtent à cette lecture une grande partie de son intérêt. Reste malgré tout la présentation d'un groupe fort peu analysé en France, et qui mérite une attention plus soutenue.

Angèle CHRISTIN


[1] Il s'oppose alors radicalement à l'article de Pierre Bourdieu, « La force du droit », Actes de la recherche en sciences sociales, Paris, Seuil, 64, septembre 1986, p.3-19

 

[2] Yves Dezalay, Bryant Garth, « La construction juridique d'une politique de notables : le double jeu des patriciens du barreau indien sur le marché de la vertu civique », p. 69-91, Genèses, 45, 2001, Paris.

[3] Contrairement à ce qui est prédit par Akerlof dans les cas d'asymétrie d'information sur les marchés des « lemons », où finalement seuls les plus mauvais restent.



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