olivier godechot
Donald MacKenzie, Fabian Muniesa, Lucia Siu (ed.), Do Economists Make Markets? On the Performativity of Economics, Princeton University Press, Princeton, 2007, 373 p.

Le thème de la performativité des sciences économiques, lancé par Michel Callon, selon lequel la « science économique, au sens large, performe, configure et formate l'économie, plutôt qu'elle n'observe son fonctionnement » (1998), est devenu en quelques années un programme de recherche et de débat majeur de la sociologie économique. Presque dix ans après son lancement, l'ouvrage édité par MacKenzie, Muniesa et Siu permet de faire le point et de montrer à travers une série d'études de cas (adoption des enchères sur un marché agricole, création de marché de quotas de pêche ou d'ondes hertziennes, rôle des formules de tarification, effet des statistiques ou des expériences de marché) comment la science économique transforme la réalité économique. Il réunit une dizaine de contributions, dont les auteurs sont principalement issus des Science Studies et pour une part importante du courant « Callon-Latourien ». Pour autant cette proximité théorique et méthodologique est loin de produire un consensus autour de la notion : derrière l'unité thématique se développe une véritable controverse. Les différents articles s'opposent ainsi sur l'extension qu'il convient de donner à la notion de performativité, sur les thèmes qui en relèvent et sur les modes d'administration de la preuve.
MacKenzie adopte une conception restrictive, on pourrait même dire positiviste, de la performativité. Celui-ci se désintéresse de la « performativité générique », à savoir la simple utilisation des outils des sciences économiques dans la vie économique, forme triviale selon lui, pour se concentrer sur des cas manifestes de « performativité effective », des cas où l'adoption de ces outils transforme significativement la vie économique (p. 60). La formule de Black et Scholes de 1973 qui établit une théorie du prix d'un produit financier complexe, l'option, en est un exemple caractéristique. L'adoption de cette formule pour tarifer les produits a en effet modifié substantiellement le comportement de leurs prix - en particulier celui de son paramètre clé, la volatilité implicite - et ceux-ci se mirent à se comporter comme le prédisait la théorie, y compris dans des zones où celle-ci était manifestement très approximative. Statistique à l'appui, MacKenzie trouve donc un cas où l'hypothèse nulle - les sciences économiques constatent la réalité - est empiriquement réfutée.
Au contraire des auteurs comme Lépinay ou plus encore Didier abordent des thèmes similaires à ceux de la performativité, mais se refusent à adopter pour autant le concept. Didier, dans son étude sur les statistiques agricoles, critique son caractère magique. Comment la théorie pourrait-elle engendrer la réalité ? Il lui préfère le concept plus modeste d'expression, élaboré par Deleuze, centré sur les relations nouvelles émergeant progressivement de l'appariement de plusieurs objets, comme par exemple le cornichon de l'agriculteur et les formulaires de statistiques agricoles.
Trop « magique » pour les uns, elle n'est pas assez sociologique pour les autres. Mirowski et Nik-Khah, dans une contribution très virulente, attaquent la notion de performativité proposée par Callon. Avatar de la théorie de l'acteur réseau, elle tendrait à évacuer les relations sociales, elle étudierait la science en se soustrayant à ces méthodes et elle finirait en apologie de l'économie néoclassique libérale. Reprenant l'étude de Guala sur la mise aux enchères des ondes hertziennes, ils rappellent que la forme commerciale adoptée ne peut pas se comprendre si l'on ne tient pas compte de la lutte entre théoriciens des jeux, dominants, et expérimentalistes, dominés, ainsi que du rôle stratégique des Télécoms dans cette bataille.
Callon clôt l'ouvrage par un chapitre de synthèse fort précieux sur la notion de performativité dans lequel il répond aux critiques et précise la différence entre celle-ci et certaines notions proches comme les prophéties autoréalisatrices, la prescription ou l'expression. Autant la conception de MacKenzie de la performativité « Barnesienne » semble relativement étroite et restreinte essentiellement à la seule science économique, autant celle de Callon est d'application très large. La performativité de la science économique n'est qu'un cas particulier de la performativité de la science : « ma thèse est que tant les sciences de la nature et de la vie que les sciences sociales contribuent à établir de la réalité qu'elles décrivent » (p. 315). Comment maintenir l'unité performative de ces deux domaines, alors même qu'il est, comme le rappellent Mirowski et Nik-Khah citant Hacking, plus facile de penser la construction sociale de la FED que celle des quarks. La performativité est l'aboutissement d'une réflexion sur le langage scientifique. Celui-ci loin d'être purement constatatif contient toujours des embrayeurs qui précisent et font exister les conditions de ses énoncés. Il doit produire des agencements sociotechniques pour se réaliser. La question n'est plus celle de la vérité ou de l'erreur mais du succès ou de l'échec des différents agencements sociotechniques en compétition. Le programme de la performativité de la science économique étudie alors le succès ou l'échec des différents agencements tant ceux des économistes académiques que ceux des économistes « au large », plus insérés dans le secteur privé (comptables, marketeurs, etc.). Si Callon insiste beaucoup sur la dimension technique et expérimentale de ces agencements, il reconnaît aussi, pour intégrer les travaux de Mirowski, Nik-Khah et Garcia, leur dimension sociale et économique, comme les oppositions d'intérêt économique et d'origine sociale entre des porteurs opposés d'agencement socio-techniques différents.
Une telle généralisation de la notion de performativité n'est pas sans risque. Elle conduit à diluer la spécificité du rapport dans l'espace scientifique des sciences économiques à la réalité et à oblitérer le fait que les objets humains ne sont pas indifférents aux théories qu'eux-mêmes formulent. Loin de constituer une sortie hors du champ des Social Studies of Science, le programme de la performativité est une manière de faire entrer la sociologie économique à l'intérieur de celui-ci, d'analyser l'activité économique comme des expériences de laboratoire en compétition pour façonner la réalité économique. Finalement, une telle sociologie économique pourrait être alors le véritable succès expérimental des études sociales de la science, le lieu où le caractère fortement actif et faiblement représentatif de la science se constate le plus crûment. Est-ce pour autant un programme suffisant pour définir LA sociologie économique ? Certains concepts centraux comme celui « d'agencement sociotechnique » ont peut-être des assises ontologiques solides mais ont le défaut de rester empiriquement flous, métaphoriques et scientifiquement peu opératoires. Enfin, étudier exclusivement les déterminismes produits par d'autres sciences et s'abstenir de proposer ses propres déterminismes pourra être vu comme un programme finalement modeste de sociologie de la vie économique.

Callon M., 1998. Introduction: The Embeddedness of economic Markets in Economics. In Callon M. The Laws of the Markets, p. 1-57. Oxford: Blackwell.

Olivier GODECHOT
Centre Maurice Halbwachs, CNRS

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