olivier godechot

Godechot Olivier, 2006, Compte rendu de « Économies de la recherche, Actes de la recherche en Sciences Sociales, n°164, septembre 2006 », Liens Socio, 25 décembre.

Economies de la recherche

Un numéro des Actes de la recherche en sciences sociales (n° 164, septembre 2006, 105 p., 14EUR)





Par Olivier Godechot [1]



La très grande familiarité de l'univers académique de l'enseignement-recherche conduit souvent ses membres à oublier sa fondamentale étrangeté. Voilà un monde où la production/transmission des connaissances se donne comme finalité la plus haute non l'utilisation et la mobilisation de ces dites connaissances mais la reproduction de cette position singulière de producteur/transmetteur de connaissances. En même temps, le nombre de ces positions singulières est nécessairement limité par leur coût important pour la collectivité (enseignement-recherche public) ou pour les clients (enseignement-recherche privé). Il n'est pas inutile de rappeler cette réalité triviale, souvent oubliée : au sein d'une population de taille constante dont la structure des diplômes n'évolue pas, l'équilibre reproductif d'un système académique stable ne devrait permettre qu'à un seul docteur par carrière de directeur de thèse de parvenir à son tour à cette position enviée de directeur de thèse. La croissance soutenue des étudiants tout au long du vingtième siècle et la hausse consécutive de l'effectif des enseignants-chercheurs ont permis de relâcher quelque peu cette loi d'airain de la reproduction académique. Tant la stabilisation de l'effectif étudiant que la baisse de l'engagement de l'État sont alors susceptibles de dérégler une reproduction académique fondée sur la croissance continue de la population universitaire.


La situation française actuelle de crise marquée par le désengagement de l'État et la mobilisation des chercheurs est une bonne occasion pour s'interroger sur l'économie singulière de cet étrange objet : le monde académique. La dernière livraison de la revue Actes de la Recherche en Sciences Sociales arrive à point nommé et fait suite aux numéros spéciaux qu'elle a précédemment publiés et à l'ouvrage remarqué de son fondateur, Homo Academicus. Mais cette situation critique aurait pu conduire le numéro à adopter une posture plus politique de dénonciation du désengagement de l'État, de la montée des intérêts privés et de la perte d'autonomie du champ scientifique. Si on trouve ici ou là les échos de cette idéologie commune, le numéro organise la rupture avec ces prénotions éthico-politiques tant par des opérations de décentrement - articles portant sur le monde académique américain, article sur les chercheurs à l'intersection de la sphère publique et privée - que par la pratique d'une auto-analyse statistiquement fondée.


Le texte d'Yves Gingras et Brigitte Gemme montre ainsi à quel point, même aux États-Unis, le champ scientifique tend à déformer le mode de fonctionnement du monde académique en survalorisant la reproduction élargie (la recherche) par rapport à la simple transmission. C'est au niveau du doctorat que cette hiérarchie des valeurs produit les effets les plus sensibles en promouvant une vision déformée du marché des emplois. Quel que soit le domaine (sciences, génie, sciences humaines sociales), les docteurs sont bien plus nombreux à désirer occuper un poste universitaire qu'il n'en existe effectivement, ce qui les conduit à négliger les débouchés industriels et gouvernementaux pourtant bien réels aux États-Unis. Sylvia Faure et Charles Soulié abordent le même thème sous un autre angle, en étudiant les pratiques de recherche des enseignants-chercheurs français. La « modernisation » des universités, l'injonction de s'adapter aux étudiants, la mise en demeure d'instaurer des formations et des diplômes qui rencontrent une demande sur le marché du travail et l'arrivée de nouveaux publics bousculent les pratiques d'enseignement et de recherche en accroissant les charges administratives et en « secondarisant » l'enseignement. Elles modifient aussi la hiérarchie des positions au sein du champ académique. L'ancien conflit des facultés qui opposait un pôle spirituel (sciences, humanités) et un pôle temporel (droit, médecine, économie) se transforme en conflit opposant les disciplines académiques traditionnelles et les disciplines nouvelles plus appliquées (sciences de gestion, informatique, génie mécanique, sciences de l'information et de la communication), lesquelles occupent désormais un poids croissant dans la conduite des établissements universitaires. La mobilisation actuelle des chercheurs ne trouve pas seulement sa source dans la maigreur des budgets de recherche mais aussi dans le désarroi d'enseignants-chercheurs confrontés au déclin relatif, et parfois absolu, des humanités et des sciences fondamentales par rapport aux disciplines appliquées.


Toute entreprise de recherche est confrontée à la question de l'appropriation des produits de la recherche. Dans le monde des sciences de la nature, deux types de réponses tendent à s'opposer : l'appropriation monopolistique des applications (les brevets) et l'appropriation monopolistique du crédit de la découverte (la publication), phase de publication qui peut passer ou non par une appropriation monopolistique et privée du support de diffusion de la publication (l'édition). La tension entre l'appropriation économique des applications et l'appropriation symbolique de la paternité est étudiée grâce à une enquête originale par questionnaire et entretiens portant sur une quarantaine de chercheurs créateurs d'entreprise. Les chercheurs se muent-ils ipso facto en entrepreneurs ordinaires ou conservent-ils des pratiques et des dispositions forgées au sein de la communauté scientifique ? Erwan Lamy et Terry Shinn battent en brèche les interprétations anti-différenciationnistes, qui proclament la fin des différences entre le monde scientifique et les autres mondes. Ils distinguent trois catégories de chercheurs-entrepreneurs, les « académiques », les plus proches par les pratiques du monde académique, les « pionniers » qui se rapprochent du pôle entrepreneurial (sans oublier totalement leurs attaches scientifiques) et les « Janus », des hybrides très mal hybridés qui sont simultanément et successivement entrepreneurs et chercheurs.



Certains outils comme le Science Citation Index matérialisent de manière brutale les intérêts qui peuvent dans certaines configurations s'opposer à l'appropriation privée des applications de la science sous la forme des secrets, des brevets et des patentes. L'histoire de cet outil qui devient de plus en plus un instrument d'évaluation, de rationalisation et de management des sciences, qui prélude peut-être à leur marchandisation non privative (fixation des rémunérations en fonction des taux de citation...) est utile à connaître . Son promoteur, Eugène Garfield, a importé, explique Paul Wouters, dans le domaine des sciences, avec la plus grande difficulté, un outil pour se repérer au sein du droit anglo-saxon (common law) : un index des citations des règles de droit dans la jurisprudence qui permet aux juristes de savoir rapidement lesquelles sont encore valables.


Être cité et reconnu n'est pas un phénomène spontané d'un champ scientifique. Ce phénomène suppose une économie particulière de la diffusion des idées et des travaux scientifiques : l'édition des revues et celle des ouvrages, lesquelles butent aussi sur des contraintes de réalité impératives comme la disponibilité des budgets pour les éditions subventionnées, ou la rentabilité des ventes pour les éditions privées. En sciences humaines et sociales, où le livre continue de jouer un rôle central, il n'est pas rare d'entendre les éditeurs déplorer la crise du secteur et la baisse des ventes. Bruno Auerbach montre que ce discours est plus un discours de position qu'une description correcte des réalités économiques. Le nombre d'ouvrages vendus en sciences humaines passe ainsi de 6 000 000 à 10 000 000 entre 1990 et 2000. Le nombre de titres différents publiés augmente fortement. Certes le tirage moyen de chaque ouvrage baisse mais les coûts de fabrication aussi. La déploration de la baisse des pratiques de lecture, du photocopillage bascule facilement en déploration de la pauvreté du style de la nouvelle génération d'auteurs. Le marché s'est à la fois élargi mais aussi segmenté au fur et à mesure que les disciplines se professionnalisent. Cette situation met la la position des éditeurs français, des « généralistes » par excellence, en porte à faux.


Pour autant, le marché des sciences humaines ne doit pas être vu comme un segment stable. Nous avions montré qu'après une période faste dans les années 1970, le marché des sciences humaines et en particulier du livre philosophique, avait rencontré une crise sévère au début des années 1980 [2]. L'article de John Thompson suggère plutôt que les principaux changements dans l'édition sont en France peut-être à venir. En effet aux États-Unis, les presses universitaires sont confrontées à des difficultés sensibles qui fragilisent l'économie du mode de reproduction académique. En particulier, les riches bibliothèques américaines, principales acheteuses, ont été confrontées aux coûts de l'informatisation et aux frais croissants des abonnements aux revues et aux revues électroniques (Jstor, Elsevier, etc.). Il est sans doute encore un peu tôt pour mesurer l'impact des nouvelles technologies dans la diffusion des recherches scientifiques. La possibilité de mettre gratuitement à disposition de la communauté les recherches les plus récentes va-t-elle abolir l'intermédiation éditoriale privée ? Dans un monde où l'information prolifère plus qu'elle n'est rare, la certification éditoriale par l'éditeur ou la revue semble encore cruciale. Les éditeurs répondent à la nouvelle donne en entrant alors dans une course pour la constitution de géants oligopolistiques de la diffusion électronique (Jstor, Elsevier, Muse, Cairn, Persée...). Les chercheurs et les revues hésitent entre la mise à disposition gratuite et instantanée potentiellement susceptible d'augmenter le ranking et la collaboration avec le monopole renouvelé des nouvelles plate-formes éditoriales. Un article qui documente cette question dans les disciplines à la pointe de la dématérialisation aurait été sans doute le bienvenu.



Au final, le numéro propose un équilibre intéressant. Les articles sont mis en perspective dans le cadre de la théorie des champs de Pierre Bourdieu (présentation de Johan Heilbron et Julien Duval). Même s'il ne l'avoue pas toujours explicitement, le numéro semble prendre position contre les propositions antidifférenciationnistes d'une partie des Sciences Studies en général, et de Bruno Latour et Michel Callon en particulier. Même soumis à une logique de marchandisation, même confronté à une perte d'autonomie, le champ scientifique ne se dilue pas dans le reste de l'économie et garde certaines spécificités. La chose que l'on pourrait reprocher à l'équilibre d'ensemble est l'absence d'article sur les modalités de la recherche dans les univers privés, comme la recherche industrielle, absence qui peut conduire à une vision un peu caricaturale des logiques d'un pôle marchand organisé selon le triptyque secret, brevet, profit. Quelques observations sur la recherche en mathématiques financières suggèrent le fonctionnement plus complexe de cet univers. Paradoxalement, en mathématiques financières, la recherche circule relativement bien entre chercheurs d'une banque à l'autre. Si l'intérêt des entreprises est souvent de conserver un certain secret sur les recherches les plus avancées (les brevets n'existent pas en mathématiques financières), les chercheurs ont eux intérêt pour se faire valoir sur un marché du travail particulièrement dynamique et rémunérateur à diffuser leurs travaux. Bref, l'économie de la recherche n'est pas épuisée par ce numéro. Les chercheurs de ce domaine ne sauront s'en plaindre. Il n'y a pas de petites économies.



[1] Olivier Godechot est sociologue, chargé de recherche au CNRS et membre du Centre Maurice Halbwachs (CMH, ex-LASMAS) et du Laboratoire de Sociologie Quantitative (CREST).


[2] Cf. Olivier Godechot, 1996, Le marché du livre philosophique de 1945 à nos jours, Mémoire de maîtrise d'Histoire.



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