olivier godechot

Godechot Olivier, 2018, « François Ghesquière, Inégalités salariales dans les pays européens. Concepts, mesures et niveaux d’analyses, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, coll. « Sociologie et anthropologie », 2017 », Travail et emploi, n°155-156, p. 174-176.

    Cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat, propose une approche sociologique des inégalités salariales. Ce champ d’études est peu représenté en sociologie, notamment en langue française, et il est trop souvent laissé aux seuls économistes. Il n’en a pas moins des relations avec les grandes approches de la sociologie, que la première partie de l’ouvrage propose d’exposer et d’approfondir. Elle rappelle des distinctions conceptuelles utiles pour l’analyse des inégalités, telles que la différence entre approche individuelle et approche relationnelle, que ce soit pour la définition des types d’inégalité ou l’analyse de leurs causes. Ainsi, l’analyse de l’exclusion, centrée sur les handicaps personnels, proposée par René Lenoir1 est le prototype d’une analyse individuelle. Au contraire, l’exploitation, revisitée par Erik O. Wright2, est typiquement une forme d’inégalité relationnelle. L’ouvrage reprend aussi la différence entre approches individualistes et holistes3, non pas tant pour déterminer laquelle est valide, mais pour mettre en évidence les affinités de certaines mesures avec l’une ou l’autre des deux approches. Deux notions très proches, comme la proportion de pauvres d’un côté ou le taux de pauvreté de l’autre, auraient ainsi une affinité avec l’individualisme pour la première et l’holisme pour la seconde. Au final, les couples relationnel/individuel, holiste/individualiste, se subsument dans l’ouvrage dans une opposition entre l’approche sociétale – fondée sur les caractéristiques institutionnelles des sociétés – et une approche individualiste – fondée sur les caractéristiques des individus –, que les deux parties suivantes adoptent successivement.

    2Les deuxième et troisième parties de l’ouvrage sont avant tout empiriques et s’appuient principalement sur l’enquête SILC (ou SRCV) – Statistics on Income and Living Conditions (ou Statistiques sur le revenu et les conditions de vie) –, une source statistique européenne de premier plan, qui est pour l’instant peu exploitée. L’institut Eurostat en effet coordonne, standardise, réunit et harmonise des enquêtes nationales effectuées sur des ménages, notamment la European Labour Force Survey (qui agrège les enquêtes Emploi nationales), la Structure of Earning Survey (enquête sur la structure des salaires) et l’enquête SILC (qui assemble les données des enquêtes sur les revenus et les conditions de vie des ménages). Cette enquête débute en 2003 et prend la forme d’un panel d’environ 6 000 ménages (soit 10 000 personnes) par pays de l’Union européenne et dans les États associés, renouvelé par quart tous les quatre ans. L’ouvrage utilise les enquêtes SILC 2003-2011 pour les 27 pays de l’Union européenne, la Norvège et l’Islande (l’ouvrage ne mobilise pas les données pour la Croatie, la Suisse, la Turquie, la République de Macédoine qui entrent tardivement dans le dispositif).

    3La deuxième partie déploie une approche « sociétale » : elle prend pour objet le rôle que jouent les structures institutionnelles (notamment celles relatives à l’organisation des relations professionnelles) des différentes sociétés européennes sur les inégalités salariales. Elle utilise l’enquête SILC pour calculer différents indicateurs d’inégalité dans chaque pays, tels que les indices de Gini avant et après redistribution, le taux de pauvreté, les rapports interdéciles. À l’aide de la méthode QCA, Qualitative Comparative Analysis (analyse qualitative comparative), l’auteur essaye de déterminer les dispositifs institutionnels qui amplifient les inégalités. Cette méthode consiste à coder sur un petit nombre de variables dichotomiques les oppositions principales sur une population réduite (ici les 29 pays) de manière à faire émerger grâce à une analyse statistique sur données réduites les principales configurations. Cette approche permet à l’auteur d’identifier notamment le rôle des relations professionnelles comme facteur de réduction des inégalités. Mais l’originalité de l’auteur est de montrer que cet effet s’exerce sous deux modalités alternatives : le taux de syndicalisation et le taux de couverture des conventions collectives. En effet, comme l’explique l’auteur, certains pays où la syndicalisation est faible, comme la France, l’Espagne ou l’Autriche, limitent ainsi les inégalités par une bonne couverture par les conventions collectives. D’autres au contraire, comme la Norvège ou le Danemark, où la couverture par les conventions collectives est moindre, le font au moyen du taux de syndicalisation.

    4La troisième partie propose ensuite une analyse individuelle : pays par pays, l’auteur étudie d’une part les déterminants individuels du salaire au moyen d’une équation de salaire et, d’autre part, calcule la probabilité de faire partie des travailleurs pauvres au moyen d’une régression logistique. Sur la base des données SILC, l’ouvrage confirme ici le fait que les femmes, les personnes peu diplômées, à temps partiel et occupant un emploi instable, ainsi que les jeunes sont plus particulièrement vulnérables. Ces facteurs de pauvreté salariale sont souvent plus prononcés en Europe du Sud qu’en Europe du Nord. Ainsi, au Danemark, la différence de salaire entre hommes et femmes (– 4 %) n’est pas significative.

    Bien que présentant des résultats intéressants, l’ouvrage aurait gagné à identifier une question de recherche, lui permettant d’aller au-delà de sa dimension descriptive – indiquée d’ailleurs par le titre. Par ailleurs, de nombreux résultats sont déjà connus, notamment ceux contenus dans la troisième partie, et l’ouvrage n’isole pas ce qu’il apporte de neuf par rapport à une littérature très abondante sur les équations de salaire, notamment en sciences économiques, qu’il discute peu. La deuxième partie est la plus riche d’enseignements, que ce soit pour la méthodologie (l’analyse QCA, peu utilisée dans la littérature francophone), les fondements théoriques (l’analyse en termes de régime d’État-providence à la Esping-Andersen4) et surtout les résultats, notamment les deux modalités alternatives d’influence des relations professionnelles sur les inégalités. Toutefois, l’auteur aurait pu approfondir le lien entre ses propres résultats et ceux de la littérature récente sur le rôle de la désyndicalisation dans l’accroissement des inégalités (des auteurs tels que Tali Kristal5 en sociologie ou David Card, Thomas Lemieux et W. Craig Riddell6 en économie se sont en effet penchés sur la question). On peut regretter aussi que la dimension longitudinale de l’enquête SILC, que ce soit au niveau individuel ou sociétal, ne soit finalement que très peu exploitée. Il serait ainsi intéressant de pouvoir corroborer les résultats de la deuxième partie en montrant l’incidence des variations internes à chaque pays des taux de couverture des conventions collectives et de syndicalisation sur les inégalités salariales au cours des dix dernières années. Malgré ces limites, l’ouvrage n’en demeure pas moins utile pour ceux qui voudraient découvrir le champ des inégalités salariales et les enquêtes SILC qui permettent de les mesurer au niveau européen.

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    Notes

    1  Lenoir R. (1974), Les Exclus : un Français sur dix, Paris, Seuil.

    2Wright E. O. (1997), Class Counts: Comparative Studies in Class Analysis, Cambridge (New York)/Paris, Cambridge University Press/Maison des sciences de l’homme.

    3  Boudon R., Bourricaud F. (1982), Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, Presses universitaires de France.

    4Esping-Andersen G. (1990), The Three Worlds of Welfare Capitalism, Cambridge (UK), Polity Press.

    5Kristal T. (2010), “Good Times, Bad Times: Postwar Labor’s Share of National Income in Capitalist Democracies”, American Sociological Review, vol. 75, n° 5, pp. 729-763.

    6Card D., Lemieux T., Riddell W. C. (2004), “Unions and Wage Inequality”, Journal of Labor Research, vol. 25, n° 4, pp. 519-559.

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