olivier godechot

Godechot Olivier, 2014, « Le travail de haut en bas », La vie des idées.

    Le travail de haut en bas



    par Olivier Godechot , le 26 juin


    Domaine(s) : Société


    Mots-clés : travail | exploitation | révolte | finance




     


    Comment obtient-on du travail ? Comment contient-on les révoltes des employés ? Montrant les liens et les contraintes qui unissent dans la grande distribution le personnel des ressources humaines, les travailleurs et les syndicats, Marlène Benquet propose une approche ethnographique de ces questions classiques de la sociologie du travail.




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    Recensé : Marlène Benquet, 2013, Encaisser ! Enquête en immersion dans la grande distribution, La Découverte. 320 p., 20 €.

    La sociologie du travail a longtemps fait du rapport salarial et de sa conflictualité potentielle son objet principal, en se centrant sur un monde industriel, ouvrier et masculin. Deux questions étaient souvent posées, « Pourquoi se révoltent-ils ? » « Pourquoi ne se révoltent-ils pas (plus) ? », qui bien qu’elles semblent similaires par le jeu de miroir qu’elles se tendent, engagent de fait des terrains différents, d’un côté l’analyse des conflits sociaux, l’analyse de ses ressorts (salaires, conditions de travail, management) et de ses acteurs (syndicat et patronat), de l’autre l’analyse du travail quotidien et des dispositifs procéduraux, managériaux, idéologiques permettant d’obtenir le consentement [1]. À partir des années 1980, la sociologie du travail a quelque peu délaissé le terrain du rapport salarial pour étudier d’autres domaines tels que les professions, souvent supérieures, les processus de catégorisation, les compétences, l’activité, etc. Le triple déclin du syndicalisme, du monde ouvrier dans les pays développés et du marxisme intellectuel a sans doute contribué à ce changement de focale.


    La question néanmoins demeure. Elle se pose désormais dans de nouveaux contextes de travail, les emplois féminisés et déqualifiés des services. Elle se pose tout particulièrement pour les employé-e-s de la grande distribution qui reçoivent des salaires faibles, guère supérieurs au SMIC, qui sont soumis-e-s à des conditions de travail difficiles, génératrices d’un nombre important de troubles musculo-squelettiques, dont le statut salarial est souvent atypique (avec un recours important aux CDD ou aux agences d’intérim), et dont les horaires sont tronçonnés. Pourquoi ces salarié-e-s ne se révoltent-elles pas ? Pourquoi continuent-elles à s’investir dans leur travail et à participer, sans pour autant nécessairement adhérer ?


    Une méthode originale


    Pour répondre à ces questions, Marlène Benquet se centre sur « les stratégies mises en place par la direction pour obtenir la participation des individus et leur investissement concret dans l’activité » (p. 13) grâce à une méthode originale et fructueuse. Elle étudie un grand groupe de distribution appartenant au CAC40, surnommé Batax, selon les principes « d’une observation participante transversale » (p. 14). Pour mieux comprendre le système des relations engendrant l’implication et empêchant la révolte ou le freinage généralisé, elle mène trois enquêtes par observation participante aux différents niveaux de la hiérarchie de l’entreprise : une enquête de quatre mois en 2010 en haut de la hiérarchie, au sein de la direction des ressources humaines, une enquête de six mois en bas de la hiérarchie en 2008 dans le rôle de caissière salariée, et une enquête de six mois « sur le côté », au sein du syndicat Force Ouvrière. En outre, même si ce moment est moins isolé dans la présentation de la démarche, le suivi d’une responsable du siège engagée dans des audits sociaux des magasins constitue in fine un quatrième terrain d’enquête permettant d’approcher l’ordre social des magasins par une autre voie.


    La force de l’ouvrage est de proposer une « approche “micromegas” » (p. 306), combinant des descriptions très précises des relations, des situations, des personnages sur les lieux de travail et une approche globale des relations sociales entre acteurs collectifs (patronat, syndicats, actionnaires, cadres, employé-e-s). Cette approche évite de s’enfermer dans une microsociologie trop singulière, oublieuse des relations générales dont les situations observées sont le fruit, ou dans une macrosociologie désincarnée, qui manque d’exemples concrets sur lesquels fonder ses assertions. Chaque terrain éclaire potentiellement l’autre et permet de comprendre la logique d’ensemble. Ce projet est servi par une belle écriture, à la fois précise et suggestive, informative et ironique, permettant de donner vie aux univers décrits. L’on songe parfois à des romans contemporains décrivant le travail, tels ceux de Pierre Mari ou de Thierry Beinstingel [2].



    « Les femmes, de leur côté, arborent le plus souvent des tailleurs coordonnés. Les pantalons sont autorisés, mais ils sont fluides et soulignent la silhouette. Les chemisiers sont clairs, coupés dans un tissu fin, parfois recouverts d’un pull-over très léger. Maquillées sans excès, elles agrémentent leurs tenues de bijoux discrets, des perles, une fine chaîne en or, un bracelet en argent et, bien entendu une alliance. (p. 60) »




    En outre, à rebours d’une ethnographie privilégiant l’authenticité stricte du matériau recueilli et multipliant des longs extraits d’entretien scrupuleusement retranscrits jusque dans les moindres hésitations ou erreurs syntaxiques, l’auteure a privilégié la réécriture du matériel collecté.



    « J’ai choisi de rompre toute correspondance réelle entre les pratiques observées et le récit des parcours sociaux des individus. (…) Pour inaugurer de façon très paradoxale ce travail, il nous faut donc affirmer que tout ce qui y est dit est vrai et faux en même temps, vrai du point de vue général des modes d’obtention de la pacification, faux du point de vue particulier des récits individuels » (p. 24)



    Ainsi, les nombreux dialogues retranscrits sont non seulement réécrits, leur donnant une fluidité et une lisibilité en phase avec la stratégie d’écriture, mais aussi manifestement reconstruits. À moins que l’auteure ait opté pour des enregistrements clandestins, les dialogues collectés dans des situations stressantes, telle que la première journée en caisse, au cours desquelles toute prise de note est impossible, sont à la fois le produit d’un travail de mémorisation, toujours imparfait et flou, et d’un travail de composition littéraire consistant à saturer les souvenirs de détails précis et singuliers produisant ainsi à la fois effets de sens et effets de réel. D’aucuns contesteront ce choix considérant que l’enquêteur déforme ici par son écriture même le matériau recueilli. Mais, ce serait oublier que même lorsque l’enquête est la plus respectueuse des propos des enquêtés, jusque dans leur imperfection stylistique, l’enquêteur intervient toujours dans la conduite de l’enquête et dans la sélection du matériau restitué. Le jugement sur la qualité d’une enquête ethnographique repose de fait sur le sentiment de cohérence et de réalité que l’on ressent à sa lecture. Et, à l’aune de ce test, la stratégie d’écriture et de restitution de Marlène Benquet réussit fort bien.


    Les trois faces de la grande distribution


    Encaisser ! décrit. Il décrit avec finesse, mais ne décrit pas seulement pour décrire mais aussi pour faire émerger des relations entre grands ensembles et donner une autre image de la grande distribution. Qu’apprend-on ?


    On entre en haut de l’entreprise par la direction des ressources humaines. Ce type d’entrée est fréquent en sociologie du travail. Les ressources humaines sont en quelque sorte le point faible. Même si la méfiance et la rivalité sont toujours possibles, ses membres sont souvent relativement plus bienveillants à l’égard des sociologues que les autres services. Les compétences de ces derniers peuvent leur sembler distrayantes ou utiles. Certains des membres ont parfois fait des sciences humaines et sociales au cours de leurs études ou utilisent ce type de savoir. Néanmoins, il ne faut pas oublier que la direction des ressources humaines est généralement la direction la moins puissante de l’entreprise. Elle est plus considérée comme un support administratif, un service auxiliaire de gestion des contrats, de la paye et des relations sociales, plutôt qu’un lieu où des choix véritablement stratégiques sont décidés.


    Ici, les cadres des ressources humaines sont érigés en représentants de la direction et décrits comme des « professionnels de l’obtention du travail ». La désignation est quelque peu hardie. L’obtention du travail se joue sans doute bien plus à deux niveaux, tout en bas, par l’encadrement de première ligne qui organise et obtient le travail des employés des magasins et tout en haut par la direction, dont les décisions stratégiques d’organisation et de positionnement structurent la manière dont on travaille dans l’ensemble du groupe. Le rôle de la direction des ressources humaines est ici bien plus modeste. Ce sont des professionnels de la prévention et de la gestion des conflits sociaux et de la négociation avec les syndicats. Ils reçoivent de la direction qu’ils connaissent mal, des consignes changeantes et contradictoires qu’ils comprennent mal et qu’ils doivent traduire en politiques de ressources humaines. Les cadres des ressources humaines mettent en général leur point d’honneur à se conformer aux nouvelles directives. Mais lorsque celles-ci deviennent trop contradictoires, obligent à se dédire, les plus anciens, promus à l’ancienneté, attachés à la maison, s’avouent quelque peu déconfits et désorientés et conspuent en silence les orientations incompréhensibles de la nouvelle direction financiarisée, tandis que la nouvelle génération plus jeune de cadres sortis d’écoles de commerce semble en prendre son parti sans barguigner. Le terrain illustre donc moins l’en haut stratégique, où se définit la meilleure manière pour maximiser le profit et extraire le surtravail des salariés, qu’une branche mal-aimé des grands groupes, nécessaire, mais peu valorisante et peu valorisée.


    De fait, c’est « en bas », aux caisses, que l’on voit le mieux l’obtention concrète du travail : un travail pénible physiquement et mentalement, mal payé, peu gratifiant socialement, qui ne suscite, selon l’auteure mais aussi selon ses enquêtés, aucune forme d’adhésion spontanée. Un système de surveillance panoptique produit l’investissement au travail : surveillance des caissières par la chef des caisses toujours aux aguets, surveillance des caissières par les caissières – incitées à dénoncer les manquements de leurs collègues –, surveillance des clients par les caissières – pour éviter le vol –, et surveillance des caissières par les clients –prompts à critiquer une serviabilité ou une rapidité insuffisante. L’interdiction de la communication entre les caisses, des horaires et des temps de pause non accordées, la mise en concurrence pour les primes et surtout pour les faveurs – ces arrangements entre les caissières et la hiérarchie sur des points de règlement qui permettent d’adoucir certaines rigueurs du travail en échange d’une plus grande docilité et d’un investissement renouvelé – concourent à la faible solidarité du collectif de travail et à freiner toute tentative de résistance collective. Trois générations se différencient et parfois s’opposent dans leur manière de gérer l’injonction au travail. Les étudiantes pensent leur position professionnelle comme une parenthèse quelque peu honteuse. Elles s’investissent peu au travail et peu dans la construction d’un collectif. La génération intermédiaire adhère aux dispositifs d’incitation mis en place par la direction des magasins. Ses membres cherchent à maximiser leur prime. Elles déplorent les privilèges et les iniquités n’hésitant pas à les résoudre par la délation auprès de la direction. Les plus anciennes au contraire, désabusées par l’inanité des privilèges incitatifs, résistent à l’injonction au surtravail par une plus grande solidarité, un fort égalitarisme et des coups d’éclat fréquents.


    Enfin, l’action syndicale est présentée comme le « côté » de l’entreprise, une sorte de soupape de sécurité qui à la fois préserve du surtravail et le permet. Marlène Benquet observe ici le syndicat FO, lequel est sans doute le plus enclin à la collaboration avec l’entreprise. L’auteure précise que cette collaboration n’est pas tant une ligne idéologique que le résultat du système de dépendance dans lequel ce syndicat se trouve pris. Le syndicalisme attire tout particulièrement des salariés dont les aspirations à la promotion ont été déçues par l’entreprise. Au sein du syndicat, ils accèdent à des tâches organisationnelles, à des négociations, à une vue panoramique de l’entreprise beaucoup plus stimulantes intellectuellement et beaucoup plus valorisantes. La direction a besoin des syndicats pour signer des nouveaux accords ou pour les réviser. Ces derniers peuvent donc jouer en partie leur rôle de contrepoids. Mais les syndicats dépendent aussi beaucoup des largesses et des faveurs de la direction. Leurs activités et leurs locaux sont largement financés par la direction. Celle-ci tolère des heures de délégation et des notes de frais bien supérieures au minimum légal. Elle accepte de régler des cas particuliers à la suite d’un coup de téléphone d’un élu. Tout en se devant de surveiller la concurrence des syndicats plus radicaux aux élections professionnelles, le syndicat FO sait que cet échange avantageux pour ses délégués, pourrait être compromis s’il adoptait une ligne plus radicale. Le syndicat sert donc de double soupape de sécurité, d’une part pour ses membres, vite devenus des professionnels du syndicalisme, qui échappent à la pénibilité du travail dans les hypermarchés, et pour l’organisation en contenant (au double sens de contenir) les revendications des salariés.


    En montrant que les salariés du groupe Batax ne peuvent échapper à l’investissement dans le travail, sans pour autant y adhérer, Marlène Benquet montre effectivement qu’ils ne peuvent faire rien d’autre « qu’encaisser ». Au risque de caricaturer le propos, on pourrait se demander parfois si l’auteure n’adopte pas la thèse de la ruse de la raison capitaliste. Quoi que les salariés et l’entreprise fassent – que les salariés se syndiquent, qu’ils ne se syndiquent pas, que l’entreprise favorise ou au contraire lutte contre les syndicats –, cela pourrait être lu comme une modalité d’obtention de l’investissement. La thèse donne aussi beaucoup de poids à l’organisation du travail et ne considère que peu l’explication alternative plus simple par l’état du marché du travail et le niveau de chômage. Dans ce dispositif d’enquête par ailleurs bien pensé, il manque donc une manière d’étudier des variations d’intensité de l’investissement au travail et leurs déterminants.


    Une entreprise en proie à la financiarisation


    On terminera ici par la discussion d’un des objectifs de l’ouvrage : décrire non seulement le consentement au travail, mais en outre celui-ci dans une entreprise en proie à la financiarisation. « Comment l’investissement des salariés est-il obtenu dans ce contexte de financiarisation et de réduction des coûts ? » (p. 11). L’introduction retrace l’histoire du groupe Batax. Ce dernier connaît une très forte croissance dans les années 1980, pendant laquelle une très grande autonomie est laissée aux magasins en matière de référencement et de tarification. Au cours des années 1990, la croissance se poursuit à l’international par une acquisition agressive et onéreuse d’enseignes afin de s’implanter dans de nombreux pays. Comme pour quelques entreprises phares de la bulle internet (France Telecom notamment), cette politique de croissance externe se révèle être un échec, conduisant à un très fort endettement et à des profits en baisse. Des fonds d’investissement entrent au capital au milieu des années 2000 et obtiennent un changement de stratégie destiné à rétablir les marges : la politique de réduction des coûts passe notamment par une recentralisation très forte du référencement et de la tarification.


    Cette dernière stratégie est très mal vécue par la hiérarchie locale des magasins, du chef de rayon au directeur, ayant l’impression d’être dépossédée de ses prérogatives et de ses compétences, et de se voir imposer une politique commerciale par les centraux qui leur parait souvent absurde et sous-optimale au regard de leur propre connaissance des clients. Cette transformation est-elle pour autant emblématique de la financiarisation ? Elle l’est en un sens, puisqu’elle est symptomatique des politiques de réduction de coûts imposée par les fonds d’investissement lorsqu’ils investissent dans des entreprises en difficulté. Elle l’est moins par la politique choisie. En effet, Batax fait le choix d’une stratégie taylorienne de standardisation et de centralisation qui réduit très fortement l’autonomie commerciale locale alors que la financiarisation va souvent de pair avec une autre logique : la décomposition de l’entreprise en centres de profits, à qui des objectifs de profit sont assignés, mais une plus grande autonomie est laissée, couplée à généralisation des incitations fondées sur les résultats de ces centres de profit, ensemble de logiques auxquelles le groupe Batax semble avoir tourné le dos [3].



    Pour citer cet article :


    Olivier Godechot, « Le travail de haut en bas », La Vie des idées, 26 juin 2014. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Le-travail-de-haut-en-bas.html



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    Notes



    [1C. Burawoy, Manufacturing Consent. Changes in the Labor Process under Monopoly capital, University of Chicago Press, 1979.




    [2Cf. Pierre Mari, Résolution, Arles, Actes Sud, 2004 ; Thierry Beinstingel, CV Roman, Paris, Fayard, 2007.




    [3Sur les financiarisation des entreprises, on pourra lire : Franck Dobbin, Jiwook Jung, « The Misapplication of Mr. Michael Jensen : How Agency Theory Brought Down the Economy and Why it Might Again », in Markets on Trial, part B, Emerald, 2010, p. 29-64 ; Adam Goldstein, 2012, “Revenge of the Managers : Labor Cost-Cutting and the Paradoxical Resurgence Mangerialism in the Shareholder Value Era”, 1984-, American Sociological Review, 2012, vol. 77, n°2, p. 268-294 ; Ken-Hou Lin, Donald Tomaskovic-Devey, « Financialization and US Income Inequality, 1970-2008 », American Journal of Sociology, 2013, vol. 118, p. 1284-1329 ; Olivier Godechot, 2013, « Financiarisation et fractures socio-spatiales », L’année sociologique, 2013, vol. 63, n°1, p. 17-50.



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