olivier godechot

Germain, Sabine. 2020. "ENTREPRISES Baisse de rémunération : les petits arrangements des grands patrons". Alternatives économiques. 11/06/2020"

Au plus fort de la crise du Covid-19, des dizaines de grands patrons ont annoncé  qu’ils renonçaient à une partie de leur rémunération. Officiellement pour participer à l’effort national. Plus vraisemblablement pour préparer les salariés et l’opinion publique à des décisions difficiles… « La pandémie de Covid-19 qui ravage le monde et la France réclame des mesures fortes de la part des grandes entreprises françaises » : le 29 mars, l’AFEP (le club des dirigeants de grandes entreprises a enjoint les grands patrons à « participer à l’effort national » en réduisant la rémunération des mandataires sociaux de 25 % sur toute la période durant laquelle leurs salariés seront en chômage partiel.

Dans les jours qui ont suivi, des dizaines de grands patrons ont renoncé à une partie de leur rémunération, pour des montants et des durées très variables : de 16 % pendant deux mois pour Pierre-André de Chalendar et Benoît Bazin, respectivement P-DG et directeur général de Saint-Gobain, qui ont décidé de verser à l’AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris) « l’équivalent de ce que représenterait pour nous une mise en chômage partiel durant tout le temps que durera cette crise. » Jusqu’à 30 % de la totalité de son salaire (fixe et variable) sur l’ensemble de l’année 2020 pour Jean-Paul Agon, P-DG de L’Oréal.

Sacrifices à géométrie variable

Chez Sodexo (500 000 salariés dans 19 pays), tous les dirigeants se sont engagés à réduire leur rémunération : - 50 % pendant 6 mois sur le salaire fixe de Sophie Bellon, la présidente du conseil d’administration de ce groupe de restauration collective ; son directeur général, Denis Machuel, divise lui aussi son salaire fixe par deux pendant 6 mois et renonce à toute rémunération variable (qui aurait pu représenter l’équivalent de la part fixe).

Quant aux 20 membres du comité exécutif, ils renoncent à 10 % de leur salaire fixe sur les six prochains mois ainsi qu’à l’ensemble de leur rémunération variable. Enfin, l’ensemble du staff dirigeant (200 personnes à travers le monde) ne percevra aucun variable. Ces sommes alimenteront un fonds d’aide de 30 millions d’euros destinés à soutenir les salariés qui vont perdre leur emploi dans certains pays. En France, la moitié des 100 000 salariés ont été en chômage partiel ; l’autre moitié était en « première ligne », assurant la restauration et l’entretien dans des hôpitaux, des maisons de retraite ou des prisons.

P-DG d’Orange, Stéphane Richard n’a, quant à lui, pas pris ce type de décision «  pour le moment. » Il considère en e"et que son salaire est l’un des plus bas du CAC40. Et, surtout, « le groupe n’a fait appel à aucun "nancement public. Pas un seul salarié d’Orange n’a été au chômage partiel. » Il ne se sent donc pas redevable.

La générosité comptée d’Alexandre Bompard

Cette décision a le mérite d’être plus franche que celle d’Alexandre Bombard : le  P-DG du groupe Carrefour a claironné, le 20 avril, qu’il renonçait à 25 % de sa rémunération. Il a oublié de préciser que cette baisse ne concernait que la part fixe de son salaire, et seulement sur les mois de mars et avril. En 2019, la part fixe (1,5 million d’euros) n’a représenté que 37,7 % de sa rémunération globale : 3,974 M€, sans compter les actions qui lui ont été allouées sur cette période.

L’ONG Oxfam a fait le compte : les 25 % de baisse de son salaire fixe sur deux mois représentent 0,8 % de l’ensemble de son package salarial. Il les a royalement affectés au « financement d’actions de solidarité pour les salariés du  groupe, en France et à l’étranger. »

On peut toutefois reconnaître que rien ne l’y obligeait : « Les rémunérations sont votées en assemblée générale au titre de l’année précédente, précise Olivier  Godechot, professeur de sociologie à Sciences Po et directeur de recherche au CNRS (OSC Sciences Po). Dans une pure logique contractuelle, ces  baisses de rémunérations ne devraient donc être adoptées qu’en 2021, sur la base des résultats de 2020. » Résultats qui seront probablement désastreux… et se répercuteront, à n’en pas douter, sur les rémunérations des années futures.

Car, contrairement aux idées reçues, les salaires des grands patrons peuvent aussi baisser : « Le grand public a tendance à ne retenir que les hausses, poursuit Olivier Godechot. De fait, dans les années 90, ces rémunérations ont littéralement explosé, grâce notamment aux stock options. Mais depuis 20 ans, leur évolution est malgré tout liée à la conjoncture. » La rémunération annuelle moyenne des dirigeants du SBF 120 est ainsi passée de 4 millions d’euros en 2001 à 2 millions d’euros l’année suivante, après l’explosion de la bulle Internet. Après un nouveau pic à 3 millions d’euros en 2007, elle est retombée à 2 millions d’euros en 2009, sous l’effet de la crise des subprimes.

Asymétries à la hausse et à la baisse

En tant que statisticien, Olivier Godechot observe toutefois une certaine asymétrie dans ces évolutions : « Les augmentations sont toujours plus marquées que les baisses. » Asymétrie, aussi, dans l’identification des responsabilités : « Les bons résultats, qui motivent les hausses de rémunération, sont toujours dues aux qualités exceptionnelles du dirigeant tandis que les mauvais résultats ne peuvent être liés qu’à une conjoncture dégradée », ironise-t-il. Pour amortir l’effet des crises, les dirigeants savent mettre en place des mécanismes de protection de leur rémunération, « avec des méthodes de recalcul dans l’exercice de leurs stock options, par exemple. » Résultat : « La rémunération des dirigeants peut continuer à augmenter malgré les contre-performances de l’entreprise. »

Un phénomène peut toutefois venir doucher leurs ardeurs : « Les dirigeants et leur comité de rémunérations sont sensibles au scandale public », observe Olivier Godechot. Les économistes Camelia M. Kuhnen et Alexandra Niessen-Ruenzi ont montré que l’opprobre collective peut amener des dirigeants américains à renoncer à une partie de leur rémunération. En France, Francesca Rossi a observé un phénomène similaire. « Mais pour une durée très limitée, de l’ordre d’une année, commente Olivier Godechot. Et seulement sur la partie stock-options. »

Communication de crise

En cela, on peut considérer que la situation actuelle a quelque chose d’exceptionnel : non seulement les grands patrons consentent à une baisse de rémunération avant même que l’opinion publique ou leur assemblée générale d’actionnaires ne les y contraignent. Mais ils ne se contentent pas de renoncer aux stock-options : ils vont jusqu’à trancher dans leur salaire fixe et renoncer à leur part variable.

Directeur principal de l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques), Xavier Timbeau voit là une forme de « communication de crise » en direction de toutes les parties prenantes : les pouvoirs publics, qui ont massivement soutenu les entreprises ; les actionnaires, qui devront faire preuve de modération dans les distributions de dividendes. Et les salariés, bien sûr : « Ce type d’annonce permet de préparer le terrain, explique Xavier Timbeau. Les dirigeants anticipent que la sortie de crise passera par des restructurations, des fermetures de sites, des réorientations stratégiques… »

Autant dire que les réflexions espérées sur un meilleur partage de la valeur et une revalorisation des métiers apparus comme réellement utiles à la société durant le confinement (métiers du soin, de la propreté ou de l’alimentation, par exemple) n’est pas à l’ordre du jour. « Les dirigeants d’entreprise ont terriblement envie que tout revienne à la normale » estime Olivier Godechot. « En prenant les devants et en réduisant spontanément leur rémunération, les dirigeants espèrent surtout couper court au débat », confirme Xavier Timbeau. Vraiment ? Et si, au contraire, on commençait à s‘interroger réellement sur le
poids de la rémunération des dirigeants sur les comptes des entreprises ? « Dans certaines entreprises, les rémunérations de l’ensemble du staff dirigeant peuvent représenter jusqu’à 10 % de la masse salariale », observe Xavier Timbeau. Les diviser par deux permettrait donc de réduire la masse salariale de 5 % : l’équivalent d’un bon gros plan social…

(1) Cette association réunit les dirigeants de 113 grandes entreprises privées représentant 14 % du PIB et 13 % des salariés.
(2) 675 000 € pour l’exercice 2019-2020.
(3) 900 000 € pour l’exercice 2019-2020.



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