olivier godechot

L'ouvrage de Pierre-Michel Menger, Le travail créateur, propose bien une synthèse de l'oeuvre de l'auteur en réunissant des articles et des chapitres publiés sur des supports variés de 1989 à 2009. Cette réédition - accompagnée d'un chapitre de plus de cent vingt pages entièrement nouveau - n'a rien de superflu puisqu'elle donne en un seul tome un aperçu saisissant tant de la cohérence et de la diversité du travail de l'auteur. On passe ainsi d'un texte à l'autre de l'exploration des grands paradigmes des sciences sociales à l'étude statistique des relations d'emploi chez les comédiens, de la lecture des écrits des pères fondateurs de la sociologie à l'examen des pratiques culturelles des français en passant par l'interprétation sociologique de quelques figures consacrées de l'histoire des arts tels Beethoven ou Rodin. Mais au-delà de la diversité des objets investis, les questions qui guident la recherche de Pierre-Michel Menger semblent structurées par une interrogation permanente sur les conditions de possibilité d'émergence d'inégalités spectaculaires dans un monde aussi incertain que le monde artistique. Les trois chapitres centraux, « Rationalité et incertitude de la vie d'artiste » (1989), « Talent et réputation. Les inégalités de réussite et leurs explications dans les sciences sociales » (2009), et « Comment analyser la grandeur artistique ? Beethoven et son génie » (2002) se concentrent plus particulièrement sur l'origine des hiérarchies artistiques et montrent à la fois les continuités et les inflexions dans le travail de l'auteur.

La description du monde artistique emprunte beaucoup à deux modèles complémentaires, le modèle de la loterie d'Adam Smith (1991) et modèle des superstars de Sherwin Rosen (1981). Un métier qui comporte des récompenses (symboliques ou matérielles) incertaines mais très élevées attire en permanence une population d'aspirants qui parviennent tant bien que mal à y survivre avec l'espoir que leur talent sera un jour reconnu. L'incertitude est donc bien au coeur de la vie artistique, puisqu'on ne peut jamais prévoir le type de produits artistiques qui plaira au public auquel on les destine. Toute l'inventivité du monde artistique est de développer des formes contractuelles et relationnelles permettant de gérer cette incertitude extrêmement forte. Comment comprendre cette très forte inégalité ? La première piste explicative envisagée est celle de Rosen. Dans un monde où le coût de reproduction des biens culturels est très faible voire nul, il n'est nul besoin d'invoquer une échelle prométhéenne du génie ou un conditionnement social particulièrement poussé pour expliquer les échelles parétiennes de succès. Une explication économique, tant par son inspiration disciplinaire que par son affinité avec la loi d'Occam, suffit. Des petites différences initiales de talent peuvent produire des différences considérables de succès. Si l'interprétation de la neuvième symphonie de Beethoven par Herbert von Karajan procure en moyenne un quantum de plaisir 1 % supérieur à celui offert par la version de Wilhelm Fürtwangler, les consommateurs pourront acheter la première 500 fois ou 1000 fois plus que la seconde. Les épreuves sur le marché artistique sont du type winner take all.

Vingt ans après son premier développement, Pierre-Michel Menger approfondit l'étude des implications du modèle des superstars et propose de le compléter par un deuxième mécanisme, dit Mertonien, des différences cumulatives. Reprenant l'article de ce dernier sur l'effet Saint Mathieu (Merton, 1968) ainsi que la littérature sociologique américaine la plus récente sur ce sujet, il montre comment les différents processus d'évaluation tendent, afin de limiter les risques d'erreur, à célébrer les personnes déjà célèbres. Ce simple mécanisme de redondance peut certes produire des succès radicalement différents chez deux personnes de talent égal. Mais il doit être plutôt vu selon Menger, comme un mécanisme amplificateur de petites différences de talent.

Pierre-Michel Menger applique ce type d'approche au cas Beethoven. Il propose une lecture roborative de l'ouvrage de Tia DeNora sur ce compositeur. L'explication de DeNora (1998), d'après Menger, fait du génie une construction sociale, et montre combien le génie doit au capital social et au réseau initial. Beethoven jeune n'était pas un meilleur musicien que d'autres élèves d'Haydn tels Pleyel, Neukomm, Lessel ou Dussek, mais il était mieux inséré dans les réseaux des mécènes. Pierre-Michel Menger s'appuyant sur une littérature importante consacrée à Beethoven met en doute cette interprétation et montre  que des musiciens professionnels avaient déjà été étonnés par le potentiel de Beethoven. Cette petite différence de talent a ensuite été accrue par une série de mécanismes de différences cumulatives transformant Beethoven en génie de la musique classique tandis que ses contemporains restaient dans l'ombre.

La lecture roborative du monde artistique proposée par Pierre-Michel Menger est très stimulante. Elle nous pousse à adopter des explications simples et parcimonieuses des phénomènes complexes. Pour autant elle invite aussi à poser à l'auteur trois questions.

La première question concerne le statut du talent. C'est en effet, plus encore que la notion d'incertitude, la variable clé du livre. Pour autant, le talent n'est pas défini de manière très explicite. « Nous n'avons pas la preuve absolue de la présence ou de l'absence de talent, parce que nous ne savons pas le mesurer indépendamment de ce qu'il produit, les oeuvres, et que mesurer la valeur des oeuvres n'est pas un processus naturel et simple, qui serait doté d'une objectivité incontestable » (p. 422). « Ce qu'on appelle le « talent » peut être défini comme ce gradient de qualité qui est attribué à l'individu artiste à travers ces comparaisons dépourvues de repères externes absolus » (p. 288). Le talent selon Menger semble être une disposition individuelle et invariante. Cette disposition fonctionne pour l'essentiel comme une catégorie causale - l'auteur invite plus à analyser les conséquences du talent qu'à étudier ses origines (sociales ou naturelles) sur lequelles il ne dit rien. Enfin le talent semble pouvoir se hiérarchiser sur une échelle ordinale uniforme et transitive. Les modèles sur lesquels ils se fondent comme ceux de Rosen (ou plus récemment de Gabaix et Landier (2008)) reposent sur l'idée de productivité, dont on peut concevoir qu'elle constitue une réalité objective indépendante de la subjectivité de l'observateur qui la mesure. Tel est beaucoup moins le cas de l'attribution de talent qui dépend du jugement individuel esthétique sur la qualité des oeuvres, dont Kant (1989) a raison de souligner à la fois la prétention universelle et en même temps l'impossible universalité. On peut voir alors l'idée de talent de la manière suivante : la jouissance esthétique subjective provoquée par une oeuvre donnée doit avoir un principe générateur que l'on situe généralement dans la personne de l'auteur. Il y a alors autant d'attributions de talent différentes qu'il y a de manières de jouir d'une oeuvre. Le passage des échelles de préférence individuelles à une échelle collective des préférences esthétiques pose le redoutable problème de l'agrégation. Il n'est certes pas impossible pour les besoins de la recherche empirique de définir une norme statistique du jugement esthétique sous réserve d'une part d'expliciter les critères, nécessairement arbitraires, de normalisation (en particulier la pondération des différents jugements et la plage de temps retenu) et d'autre part de ne pas oublier que cette norme échoue potentiellement à imposer sa hiérarchie à un jugement individuel à prétention universelle. Ce n'est pas parce que le goût moyen considère que Beethoven est supérieur à Dussek qu'on ne puisse pas trouver quelqu'un pour juger légitimement l'inverse (Les sonates de ce dernier ne sont-elles pas charmantes ?). Au final, poser le talent comme une variable fondatrice pose non seulement les problèmes propres à toutes les dispositions (dont les preuves n'existent que dans les actualisations (Bourdieu, 1998)), mais bute aussi sur des difficultés de construction. Le talent que pose Menger n'est-il pas celui-là même que le monde artistique tente par ses épreuves autant à performer qu'à contester ?

La deuxième question, liée à la première, tient, dans le modèle du marché artistique, à la place donnée à la diversité des formes d'évaluation et à leurs antagonismes éventuels. Bien conscient du problème, Pierre-Michel Menger trouve une solution élégante et commode pour la traiter. Il existe des marchés artistiques cloisonnés dont les épreuves diffèrent, le succès commercial pour l'industrie culturelle, le jugement des pairs pour le marché culturel savant, mais dont les logiques restent fort similaires. En effet sur chaque micro-marché, dans un contexte de très forte incertitude, les acteurs entrent en compétition pour la première place. Une même différence minimale de talent met en branle une logique de différences cumulatives conduisant à des inégalités extrêmement fortes de succès. Pourtant dès lors qu'un jugement individuel, peut refuser le verdict moyen et la légitimité des épreuves dominantes, on peut questionner l'idée que dans un même domaine artistique, tous les artistes concourent aux mêmes épreuves et que les différences importantes de succès ont pour origine des différences minimes de talents. En effet, l'opposition banale entre le succès commercial et le succès d'estime n'oppose pas seulement les différents domaines mais traverse aussi tous les domaines artistiques. En effet, plus un public est large, moins sa compétence artistique est élevée, et moins développée sera sa capacité à apprécier des oeuvres esthétiquement sophistiquées, c'est-à-dire à la fois complexes et novatrices. Aussi un succès auprès d'un public plus vaste peut venir non d'un talent supérieur (si l'on conserve cette notion, comme idée régulatrice de l'univers artistique) mais d'une oeuvre plus simple et moins originale. Les artistes les plus avant-gardistes du domaine y verront une forme de concession aux goûts du public le moins compétent et l'abandon d'une forme de recherche et d'authenticité proprement artistique, laquelle, si elle doit être reconnue, privilégiera avant tout la reconnaissance des récepteurs les plus légitimes, les pairs, voire, si ceux-là ne le sont pas assez, celle de l'artiste lui-même. Les artistes à succès plus large répondront en critiquant l'ésotérisme et le solipsisme des stratégies avant-gardistes de l'art pour l'art. Dans cette esquisse de modélisation à trois variables (talent, sophistication esthétique, succès), la relation posée par Pierre-Michel Menger, qu'une différence minime de talent produit une différence spectaculaire de succès reste certes vraie, mais à sophistication esthétique donnée. Toutefois, tout porte à penser que l'aspiration à produire des oeuvres sophistiquées et le talent, loin d'être orthogonaux, sont corrélés positivement. Plus de talent pousse à faire des oeuvres plus complexes et plus exigeantes qui ne sont appréciées que par un public plus restreint.  C'est pourquoi les avant-gardes artistiques, tant qu'elles restent effectivement à l'avant-garde, ont en général moins de succès numérique que les arrières gardes. La relation entre talent et succès, dès lors que l'on tient compte de l'impossibilité d'isoler les segments artistiques par niveau de sophistication esthétique donnée, en devient singulièrement plus complexe [1].

La troisième question a trait à la manière dont Pierre-Michel Menger combine dans son modèle l'incertitude et l'amplification des petites différences de talent. À la fois l'incertitude joue un rôle clé pour mettre en cause les modèles déterministes (chapitre 1), pour comparer la vie d'artiste à une loterie ou pour étudier les stratégies des artistes de protection contre le risque, et, en même temps, la relation entre ses deux concepts centraux, l'incertitude et le talent, ne semble pas véritablement étudiée. En effet ces deux concepts, qu'il tente parfois de combiner, peuvent aussi entrer en tension. Le modèle de Rosen et plus encore son application par Gabaix et Landier (2008) suppose que les différences de talent soient mesurées avec une assez grande certitude. Si le talent est mesuré avec beaucoup d'incertitude alors il est peu probable que des petites différences de talent engendrent de très fortes différences de succès tout simplement parce que les petites différences de talent deviendraient très difficiles à distinguer. Pourquoi privilégier dans le casting de tel ou tel film une star coûtant des millions d'euros par rapport à un jeune inconnu bon marché sortant du conservatoire d'art dramatique si une forte incertitude pèse sur l'appréciation de leur différence (minime) de talent et si l'on ignore tout des chances de succès du film ? Si le talent est la variable pertinente pour une telle décision, il faut alors que sa mesure soit relativement certaine.

Bibliographie

Bourdieu E., Savoir-faire. Contribution à une théorie dispositionnelle de l'action, Paris, Seuil, 1998.

Gabaix X., Landier A., « Why Has CEO Pay Increased So Much? », The Quarterly Journal of Economics, 2008. 123(1), p. 49-100.

Kant E., [1790], Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, 1989.

Merton R., « The Matthew Effect in Science », Science, 1968, 159 (3810), p. 56-63.

Rosen S., « The Economics of Superstars », The American Economic Review, 1981, 71 (5), p. 845-858.

Smith A., [1776], La Richesse des nations, Paris, GF-Flammarion,1991.

Denora T., [1995], Beethoven et la construction du génie, Paris, Fayard, 1998.

Notes

[1] La relation entre succès financier et succès numérique prendra en outre des formes très différentes dans les arts où le coût de la reproduction matérielle des oeuvres est très élevé voire infini (les arts plastiques) ou au contraire très faible voire nulle (la littérature ou la musique). Dans le premier cas, les oeuvres d'art sont des biens rivaux qui peuvent faire l'objet d'appropriation individuelle exclusive, de cession pleine et entière et par conséquent de spéculation financière, dans le second cas ce sont quasiment des biens non-rivaux. Le succès financier dans le premier domaine peut se contenter d'un public restreint de riches collectionneurs-spéculateurs, alors que dans le second il passe par la conquête d'un public élargi.

Pour citer cet article

Référence électronique

Olivier Godechot, « Pierre-Michel Menger, Le travail créateur. S'accomplir dans l'incertain », Sociologie [En ligne], N°1, vol. 1 | 2010, mis en ligne le 03 mars 2010, Consulté le 05 août 2010. URL : http://sociologie.revues.org/120



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