olivier godechot

Samedi 2 Février 2008 | Le Monde

    L'article qui utilise un style sensationnaliste rend mal compte (de mon point de vue) du monde des salles de marché. Il sert une succession de stéréotypes : le stress, les belles voitures, les vignobles, les retraites anticipées à 30 ans, le goût du jeu, l'adrénaline... Bref pas grand chose à voir avec les traders que j'ai pu rencontrer qui faisaient un métier beaucoup plus ordinaire (et donc malheureusement moins sensationnel pour nos médias). L'activité d'intermédiation et d'arbitrage qui constitue le gros du travail des salles de marché n'est pas bien rendue. On croit à la lecture qu'il s'agit essentiellement de spéculation et de "trading directionnel". On oublie comme toujours les vendeurs qui sont une figure essentielle des salles de marché. Le témoignage de Libération, référencé en dessous, est bien meilleur. Je suis cité une fois (un citation que l'on ne m'a pas proposé de relire) et mes propos inspirent le pénultième paragraphe sur les relations back-front, mais ils sont utilisés dans un style sans nuance. Certes à la décharge des journalistes, la période n'est pas la meilleure pour faire ce genre d'enquête : la plupart des banques, et pas seulement SG, ont recommandé à leur personnel une grande discrétion ! D'où l'intérêt de faire des enquêtes à contretemps et en prenant son temps... Mais déjà l'affaire Kerviel s'éloigne... et mon téléphone s'assagit.
Les traders pur-sang des marchés
LE MONDE | 02.02.08 | 15h07 o Mis à jour le 02.02.08 | 15h07


Il est 19 h 45, heure de Londres. Alexandre Capez, 34 ans, trader à la City, le quartier d'affaires de la capitale britannique, rentre chez lui. Un peu stressé. "Ce soir, la Fed (la Réserve fédérale américaine) a baissé ses taux, le marché a pris 1,2 %", explique-t-il. Pour le trader, 1,2 % à Wall Street, la Bourse de New York, représente des milliers, peut-être des millions de dollars. En gains ou en pertes. "En une journée, constate-t-il, on peut finir à plus ou moins 100 000 dollars, parfois 10 ou 20 millions quand le marché est très volatil."

Alexandre Capez exerce depuis dix ans le métier de trader. Dix ans qu'il achète et vend des actions, des dérivés d'indices, des options, des "swaps", des "strikes" des "contrats futurs". Dix ans qu'il arrive tous les matins à 6 h 30 au desk de sa banque multinationale d'investissement. A 7 heures, dans la salle des marchés, se tiendra le "morning meeting", où chacun fera le point sur la situation du marché et sur ses investissements. Dix ans qu'il travaille jusqu'à 21 heures, au mieux. Dix ans qu'il ne déjeune pas. Dix ans que son adrénaline fluctue en fonction des cours de Bourse.

Dix ans, c'est déjà une limite. "Au-delà, les traders sont rincés, remarque Vincent Riotte, chez Demos, un institut de formation financière, la plupart d'entre eux ne dorment que quatre heures par nuit." Comment faire autrement lorsque, quelque part dans le monde, une Bourse est encore ouverte ? La journée en Europe, la nuit aux Etats-Unis, l'Asie au petit matin. Dans cet univers en éveil, un écran est toujours allumé sur les tableaux de chiffres délivrés par Bloomberg ou Reuters.

Comme une fenêtre illusoire sur le monde, on y lit le cours des matières premières, on y décrypte les signes avant-coureurs des grands soubresauts de l'économie mondiale. "Autant dire que l'on peut prévoir l'avenir", disent entre eux les financiers. Lorsqu'on rentre enfin chez soi, l'information défile encore sur le BlackBerry dont plus aucun trader ne saurait se passer. "Cela vous obsède jour et nuit, chaque "tick" de baisse est une souffrance, mais un bon coup vous donne l'illusion d'être le roi du monde", sourit Philippe P., trader à Paris qui souhaite garder l'anonymat "parce que les bonus vont tomber et que ce n'est pas le moment de mal jouer sa partie".

Etre grisé en un instant, ou anéanti. A ce jeu-là, la vie familiale fait difficilement le poids. On répond au téléphone en coup de vent, en lançant un "rapide, rapide !" Les week-ends à Méribel peuvent bien être luxueux, ils sont souvent bâclés. La jeunesse se brûle au travail. Il n'y a pas de vieux trader dans les salles de marché : la moyenne d'âge est de 28 ans. Il y a peu de femmes. A peine 10 %. Elles préfèrent généralement travailler au "back office", qui fournit le soutien administratif et logistique aux opérations menées par le "front office". "Parmi les dominés", disent les traders les plus arrogants.

"Le week-end, le soir, en vacances, ces financiers cogitent tout le temps", poursuit Vincent Riotte. Un changement d'orientation de la Fed a infiniment plus d'impact qu'un remaniement ministériel. Une interview de Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne, est plus ardemment commentée qu'une élection présidentielle en France. Car une décision économique, monétaire, un grain de sable, suffisent parfois à provoquer un krach. Et pour le trader, "une grosse paume", une opération qui aura fait perdre au portefeuille dont il a la charge des montants qui feraient frémir le commun des mortels.

La répétition de deux ou trois pertes importantes et c'est la certitude de devoir quitter la salle des marchés. Un coup de maître et le bonus, ces primes négociées en février, pourra atteindre plusieurs millions d'euros. "Les bons gagnent en général 3 millions à 4 millions d'euros par an", précise Vincent Riotte. L'appât du gain n'est pourtant pas le seul objectif. "Etre trader c'est un état d'esprit, il faut aimer l'argent, certes, mais aussi la compétition, vouloir être le meilleur, dépasser les autres", indique un ex-trader.

"Même si nous cherchons tous à opposer notre intelligence face à l'aléatoire, nous sommes avant tout des joueurs", souligne Julien, trader dans une grande banque d'affaires française. L'incertitude est le coeur du métier. L'analyse des cours, le pari sur les orientations à venir, une drogue qui forge la personnalité. Il n'est pas rare de poursuivre la soirée par un poker, une fois quittée la salle des marchés. Les traders stars d'aujourd'hui n'ont pourtant plus grand-chose à voir avec ceux d'il y a vingt-cinq ans, lorsque les commerciaux dominaient encore le métier. Les golden boys des années 1980, lessivés par les krachs boursiers, ont cédé la place aux mathématiciens nourris aux algorithmes. Ceux-là sont devenus les véritables seigneurs de la finance. Un Jérôme Kerviel, aujourd'hui mis en cause par la Société générale, venu du "middle office", c'est-à-dire les postes de contrôle et de supervision des salles de marchés, ne pourra que rarement espérer atteindre leur niveau.

"Les traders issus de petites écoles de commerce ou d'université ne représentent que 20 % des effectifs et n'ont pas la force du réseau qui permet, par cooptation, d'entrer dans les desks des meilleurs établissements bancaires", constate Olivier Godechot, sociologue à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). La surprise, et parfois le mépris, qu'a suscité le CV du trader accusé d'avoir fait perdre 4,9 milliards d'euros à la banque française, en disent long sur le nouveau visage des opérateurs d'aujourd'hui.

Car être trader, c'est aussi appartenir à une caste. Un monde à part, dominé, en France, par les grandes écoles, Polytechnique, Centrale, l'Ensae, parfois HEC ou l'Essec. Et, pour la crème de la crème, par les titulaires du mastère probabilités et finances de Nadine El-Karoui. Les diplômés du "El-Karoui", comme ils appellent entre eux ce label d'excellence, sont les plus recherchés. Les plus chers à recruter. Cette mathématicienne, professeure à Polytechnique et à Paris-VI, a formé des générations de "quants", ces analystes quantitatifs, spécialistes des titres financiers sophistiqués que sont les produits dérivés d'actions ou d'obligations. Ceux-là iront grossir les rangs des traders à Paris ou mieux encore des grandes banques de Wall Street ou de Londres, là où les salaires sont les plus élevés et où ils sont aisément repérables parce que dans leurs desks, malgré le jargon anglosaxon obligatoire, surnagent des blagues en français.

Jeunes et riches, il leur est parfois difficile de garder la tête froide. Bien sûr, ils peuvent flamber, avec leurs voitures de luxe et leurs caves de grands crus achetés plus souvent pour leur valeur spéculative que par goût véritable. Mais le vrai danger qui les guette reste la salle des marchés. "Les traders qui durent sont ceux qui savent être raisonnables, constate Alexandre Capez, et traverser une situation extrême sans se brûler les ailes." Prendre son bénéfice lorsqu'il est temps. "Et garder à l'esprit, renchérit Philippe P., que le plaisir de gagner est souvent moins fort que la souffrance de perdre." En somme, être capable de renoncer à une transaction qui s'annonce juteuse mais peut amener à la débâcle.

Dans les salles des marchés, la légende véhicule toujours ces cas de suicide de traders qui s'étaient vu "couper leur position" par leur direction. "Au fond, pour être un bon trader, il faut avoir vécu une fois un krach et savoir que l'on ne voudra pas le revivre une deuxième fois", sourit Bruno Petit, ancien trader devenu aujourd'hui scénariste et producteur de la série télévisée "Scalp", qui décrit le fonctionnement de la Bourse lors de la première guerre du Golfe. Il n'est pas rare que les traders expérimentés s'appellent entre eux les "survivants".

Toutes les grandes banques savent bien qu'au-delà des cas de fraude, le véritable danger c'est cette excitation devant des opérations gigantesques par leur montant et dématérialisées par le système entièrement informatisé. Toutes ont leur armada de psychologues attentifs au recrutement et leurs contrôleurs chargés de vérifier les transactions. Mais un chef de salle, dont le bonus dépend des performances de son équipe, pourra toujours passer outre l'avis du département des ressources humaines s'il veut attirer les meilleurs. Et les contrôleurs sont bien souvent méprisés.

Dans les salles des marchés ultra-hiérarchisées, où les équipes de polytechniciens peuvent snober les centraliens du desk voisin, le "back office" censé réclamer des explications aux traders et aux vendeurs du "front" est le plus souvent moqué. Moins bien payés, considérés comme des subordonnés, les contrôleurs ont aussi souvent du mal à comprendre la complexité des transactions engagées par les forts en maths du "front office" qui les surnomment parfois "les bras cassés".

Les seigneurs de la finance poursuivent donc leur vie à part. Loin, même, des banquiers eux-mêmes, qui ignorent le plus souvent la salle des marchés. Plus tard, lorsque, à 30 ans passés, ils auront survécu aux crises, ils investiront leurs gains dans des vignobles ou, plus souvent, dans des hedge funds. Pour garder un peu d'adrénaline, même lorsqu'ils pourraient tout bonnement devenir rentiers.

Raphaëlle Bacqué et Claire Gatinois

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