olivier godechot

BERRY Jean-Baptiste, 2006, « Compte-rendu de l'ouvrage d'Amartya Sen, 2003, L'économie est une science morale, La Découverte ».

 

Amartya SEN, 2003, L'économie est une science morale, La Découverte.

 

Les renvois aux pages font référence à l'édition Paris : La Découverte, n°142, 2003.

 

 

 

Utilitarisme, optimum de Pareto et théories de la justice

 

Dans le premier essai des deux composants La liberté individuelle : une responsabilité sociale, Sen cherche « à savoir ce que représente le fait d'aborder l'éthique sociale en insistant sur l'importance de la liberté individuelle comme lieu de la responsabilité sociale, et quelles en sont les conséquences » (p. 72). Il insiste particulièrement sur une conceptualisation, celle de « liberté positive » et de « liberté négative ». La liberté en terme « positif » représente ce qu'une personne est capable ou incapable d'accomplir. Par opposition, la liberté « négative » insiste sur l'absence de coercition pesant sur l'individu, et considère la liberté individuelle en terme absolu.

 

Comprendre les théories contemporaines de la justice nécessite, comme le fait Sen, de définir le courant de pensée qui a jeté les bases des débats contemporains : l'utilitarisme (« Le calcul utilitariste ( ?) contre la liberté », p. 56). Développé par Bentham, puis par Mill, l'utilitarisme énonce que toute action, qu'elle soit privée ou publique, doit viser à améliorer le bien-être de tous les membres de la société, c'est-à-dire à maximiser la somme des « utilités » individuelles (l'utilité étant une mesure du bien-être). Mais, pour ajouter les unes aux autres les utilités des agents économiques, encore faut-il pouvoir les comparer. Confrontés à cette difficulté, une réponse possible est celle du critère de Pareto : est-il possible d'améliorer la situation de l'un sans détériorer celle de l'autre ? Si c'est le cas, cela signifie que la situation initiale n'était pas un optimum social au sens de Pareto et qu'il est légitime d'intervenir pour améliorer la situation d'au moins un agent. L'avantage majeur du critère de Pareto est qu'il oblige à tenir compte du bien-être de tous les individus de manière parfaitement égalitaire : pour qu'une situation soit modifiée, il est nécessaire que tous soient d'accord puisqu'il est nécessaire que l'utilité de chacun soit au moins aussi bonne dans la nouvelle situation que dans l'ancienne. Critère à la fois solide et minimaliste, l'optimum de Pareto n'épuise pas la question de la justice, puisque cela revient à accepter comme optimales des situations dans lesquelles par exemple un individu possède tout et l'autre rien.

 

Cité par Sen (p. 61), Rawls imagine la théorie dite du « voile d'ignorance » : pour se prononcer sur les options qu'il juge souhaitables, chacun doit faire comme s'il ignorait les caractéristiques réelles de sa position dans la société. Dans cette « position originelle », chacun énonce quelles devraient être les bonnes règles de la vie sociale. De cette procédure émerge une hiérarchie de règles, objet d'un accord unanime. Avant tout, chacun a droit au même ensemble de libertés fondamentales. Ensuite, les inégalités sociales ne se justifient que s'il y a une parfaite égalité des chances et si elles bénéficient aux « moins favorisés ». Afin de définir la condition du moins favorisé, Rawls établit une liste de « biens premiers », incluant notamment les libertés et droits fondamentaux, la liberté de mouvement et le libre choix d'une position dans un contexte d'égalité des chances, l'accès à un revenu monétaire et les bases sociales du respect de soi.

 

Liberté positive, liberté négative

 

Or ces capacités, ou libertés d'accomplir, ne dépendent pas seulement des libertés négatives, des droits formels et des richesses de l'individu. Sen distingue ici les « libertés positives » et les « libertés négatives ». La liberté positive « représente ce qu'une personne, toutes choses prises en compte, est capable ou incapable d'accomplir ». En revanche, les libertés négatives se caractérisent par « l'absence d'entraves à la liberté, entraves qu'un individu peut imposer à un autre (ou encore que l'Etat ou d'autres institutions peuvent imposer à des individus) » (p. 48). Il met ici en avant l'exemple de l'handicapé : même en supposant que ce dernier bénéficie des mêmes droits et des mêmes revenus qu'un individu valide, il ne disposerait pourtant pas des mêmes libertés positives ; tant que des aménagements spécifiques ne sont pas mis en place, il ne jouit pas en effet d'une liberté effective de circulation.


 

Des famines, choix social et libertés

 

Ainsi selon Sen, ces deux facettes conceptuelles de la liberté doivent être prises en compte, la prise en compte de l'une sans l'autre s'avérerait erronée et incomplète (p. 51 et suivantes). Amartya Sen illustre ainsi l'importance de sa démarche en prenant l'exemple des famines en Inde, où il démontre que contrairement à ce que l'on pourrait penser la persistance des famines dans le monde n'est pas tant due à l'absence et au stock alimentaire des pays en questions qu'au manque de liberté à la fois positive et négative (notamment liberté de presse, d'information).

 

La critique des comparaisons interpersonnelles d'utilités a donné lieu à une autre critique pour l'utilitarisme. Arrow (1951) démontre qu'il est généralement impossible de déduire de l'ensemble des relations de préférences individuelles une relation de préférence collective. Autrement dit, le problème du choix public reste sans réponse (pp. 69 et 70). Sen souligne également le fait que des critères autres que la liberté peuvent être pris en compte dans l'optique d'une évaluation sociale, il s'agit du critère utilitaire. L'approche utilitariste considère la liberté comme très secondaire, ce qui compte en premier chef ce sont les résultats accomplis. Amartya Sen s'oppose fermement à cette approche puisqu'elle entre en contradiction avec les libertés individuelles (pp. 70 et 71). L'enjeu essentiel est selon Sen « de repenser les problèmes que soulève le souci conjoint de l'efficacité sociale et de l'équité en mettant au premier plan les libertés individuelles » (p. 76).

 

Responsabilité sociale et équilibre financier

 

Le second essai, Responsabilité sociale et démocratie : l'impératif d'équité et le conservatisme financier est consacré à l'arbitrage politique entre d'une part « l'impératif d'équité » et le « conservatisme financier », c'est-à-dire simplement l'arbitrage entre les dépenses sociales et la modération budgétaire (p. 88).

 

Après avoir rappelé son attachement au courant italien dit du « socialisme libéral » (pp. 78 à 84), Sen montre que ce dilemme entre équité et conservatisme financier est réel : il s'agit d'un conflit entre deux principes qui méritent tous deux notre considération, mais qui s'opposent mutuellement.
La responsabilité sociale, qui se fonde sur la reconnaissance du fait que la vie des individus en société entraîne des interdépendances (p. 91), est une exigence qu'il convient d'équilibrer avec celle du conservatisme financier. Et considérer la liberté individuelle comme une responsabilité sociale exige la participation des personnes aux décisions cruciales qui les concernent (p. 96). Encore faut-il ne pas confondre le conservatisme financier raisonné, qui évite les dangers inhérents au manque de prudence et à la possibilité de dérapages, avec l'extrémisme anti-inflationniste qui, aux Etats-Unis comme en Europe, dénote un « préjugé systématique contre la priorité à l'emploi » (p. 106).

 

Sen insiste ainsi sur la nécessité d'élargir la portée et le contenu des débats publics, seuls à même de trancher les dilemmes sociaux et conclue : « le pilotage unilatéral, y compris s'il est le fait du meilleur des experts, ne saurait en soi constituer une solution » (p. 124).

 

Critique de l'ouvrage

 

A charge du bref résumé, on pourra s'étonner du titre retenu par l'éditeur L'économie est une science morale, tant Sen ne le prétend à aucun moment de l'ouvrage. Non seulement, l'auteur ne répond pas à la question « L'économie est-elle une science morale ? », mais de plus son propos est plus ambitieux puisqu'il interroge la prise en compte de l'éthique en économie, notamment concernant les développements des choix publics. On peut penser que ce choix de textes où l'auteur résume ses réflexions sur le lien entre la justice sociale et la démocratie, sur les conditions qu'une société doit remplir pour que les besoins de ses membres les plus marginalisés puissent être pris en compte, a pour but de faire découvrir un autre champ de pensée plus humaniste que le courant orthodoxe. La seconde moitié de l'ouvrage est sans doute la moins novatrice et majoritairement consacrée au fait que l'arbitrage dépenses sociales et restriction budgétaire reste un déterminant majeur de nos économies. C'est néanmoins une évidence qu'il peut être bon de rappeler.

 

L'humanisme doit-il inspirer une politique ? Le peut-il seulement ? Sen approuve une politique économique de lutte contre les inégalités et la famine ou encore contre la discrimination dont souffrent les femmes. Il oppose fortement en Inde les erreurs de la politique coloniale anglaise et les succès relatifs de la politique démocratique de l'Inde indépendante.

 

Mais la grande difficulté à laquelle Sen doit faire face est de rendre cohérente son argumentation normative en faveur d'une prise en compte des libertés individuelles et des « capabilités », avec celle de l'intersubjectivité et du consensus. Ici, la liberté, donc la subjectivité, n'est pas une donnée première mais une construction sociale. Pour Sen il ne faut négliger ainsi ni liberté formelle (processus, vote, droit) ni liberté réelle (possibilité réelle, aide sociale, service public). La valeur de la liberté est double, unifiant sujet et objet. Elle est dans la liberté du sujet, ses choix effectifs, mais aussi dans la réaction qu'elle permet ; c'est la condition de la réciprocité, une rétroaction permettant de corriger les erreurs du pouvoir : « on ne peut trancher les dilemmes sociaux qu'à travers des processus de choix public fondés sur la participation, le dialogue et les débats ouverts » (p. 124). L'essentiel de l'éthique de Sen concerne la transformation de la liberté en capacité par l'intermédiaire des modes de fonctionnement de la personne, mais cette personne n'est jamais conceptualisée : ainsi Sen critique et cherche à élargir la conception rawlsienne des biens premiers par la prise en compte de la transformation personnelle, mais c'est la différence entre les personnes qui prime sur la réflexion sur la personne elle-même.

 

Une éthique de la responsabilité implique que la personne soit munie de normes. Formellement, comment la personne intègre-t-elle des contraintes dans un cadre libéral ? Rawls utilise le voile d'ignorance pour la construction de la société. Sen simplifie le problème de l'écriture des normes d'autant plus qu'il préfère une réflexion sur la capacité de la personne à une réflexion sur la personne elle-même.

 

L'analyse économique de l'interaction sociale est récente. Peut-elle se passer de la dimension éthique ? Le traitement que nous accordons à l'Autre implique de l'éthique. Il ne s'agit pas d'inventer une éthique normative, mais de constater positivement que les personnes ne sont pas les unes vis à vis des autres en « état de nature ». La réflexion sur le sujet est inséparable de celle sur le type de rapport que les personnes entretiennent entre elles, notamment dans la recherche de la survie. A mon sens, un débat intéressant pourrait porter sur les fondements épistémologiques d'une science qui n'est sûrement pas encore prête à sacrifier une partie de sa reconnaissance scientifique sur l'autel de la subjectivité, fût-elle seulement « morale ».

Jean-Baptiste BERRY


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