olivier godechot

16/03/2006 - Le Nouvel Observateur, « Finance ces salariés plus riches que des PDG »

Week-end à Shanghai, magnum de margaux à 3 900 euros...

Finance : Ces salariés plus riches que les PDG

Envolée du CAC 40, flambée du pétrole et des matières premières... les bonus versés en mars sur les marchés financiers ont explosé. Paris se met à l'heure de la City et de Wall Street : l'an dernier, un millier de financiers parisiens ont touché chacun une prime qui dépasse 1 million d'euros

C'est une adresse exclusive, cachée au coeur du 8e arrondissement de Paris, près des Champs-Elysées. Loin du tintamarre de la circulation, un jardin aux vastes allées où le voiturier vient prendre les Porsche Cayenne et autres BMW de ses clients. Au fond, un hôtel particulier au charme discret, propriété privée de Luc Besson, qui occupe les étages. Foin des palaces ! C'est ici, dans les salons feutrés du restaurant Apicius, l'un des trois-étoiles de la capitale, que beaucoup de stars de la finance sont venues ces dernières semaines « fêter les bonus», versés souvent au mois de mars. L'année 2005 a été faste, très faste. Et les bonus, ces superprimes de fin d'année, se sont envolés vers des cimes himalayennes. Alors pour accompagner la compotée de cèpes aux truffes blanches, spécialité de la maison, on s'est lâché. Un magnum de margaux 1955 à 3 900 euros la bouteille, un mouton-rothschild 1983 à 1 000 euros : des crus exceptionnels, le sommelier d'Apicius en a vu défiler une ribambelle ! «2005 a été une année extraordinaire, on a explosé tous les records, confie l'un de ces heureux élus. En 2000, la flambée avait été courte. Quelques mois, pas plus. Là, on est beaucoup plus nombreux à avoir ramassé le jackpot. Plusieurs de mes amis sont entre 1 et5.» Comprenez 1 à 5 millions d'euros...

Bienvenue dans un monde parallèle, un monde totalement déconnecté de celui du commun des mortels. Ici l'on compte en kilos euros, bref en milliers d'euros... 150 KE, c'est 150 000 euros, soit 1 million de francs. Une paille quand on brasse au quotidien des dizaines de millions. Ils sont traders, banquiers d'affaires, gestionnaires de fonds (1). Le grand public ne les connaît pas. Pourtant, ces supersalariés millionnaires gagnent souvent bien plus que certains PDG des sociétés du CAC 40 ! A côté de leurs rémunérations folles, celle du patron d'Air France avec ses 741 000 euros annuels pourrait presque paraître miséreuse. Même Daniel Bouton, le PDG de la Société générale, qui n'est pourtant pas à plaindre avec ses 3 millions d'euros de salaire en 2004, fait figure de gagne-petit. Au sein de son propre groupe, il n'est que le... 43e salaire ! Daniel Bouton se fait damer le pion par des employés souvent bien plus jeunes que lui. Des quadras, voire des trentenaires, superdiplômés, comme ces traders, souvent des ingénieurs passés par Polytechnique, qui préfèrent les gains rapides de la finance au travail obscur et opiniâtre de l'industrie.

Drôle d'univers que celui de ces working rich - les travailleurs riches -, comme les appelle joliment Olivier Godechot, sociologue au CNRS, qui a étudié les us et coutumes de cette étrange tribu. Pour M. Tout-le-monde, l'année 2005 aura été cauchemardesque : croissance molle, pouvoir d'achat en panne, émeutes dans les banlieues. C'est tout le contraire pour les financiers ! Le CAC 40 a gagné 23,4%. Leurs salaires étant directement indexés sur l'évolution des marchés, les traders ont du coup pu faire marcher le tiroir-caisse, particulièrement les veinards spéculant sur la flambée des matières premières, de l'acier, du pétrole, qui ont ramassé de vrais jackpots ! Même année folle chez les banquiers d'affaires, qui prélèvent une commission lors des mariages d'entreprises. Ou chez les gestionnaires de fonds, qui n'ont jamais collecté autant d'argent. Avec 1 ou 2% de la manne en frais de gestion, on imagine les bénéfices !

Résultat : dans tous les secteurs, les salaires de nos « travailleurs » explosent. «C'est du délire, dit une chasseuse de têtes. J'ai un candidat qui a refusé une offre à 2,4 millions d'euros. Il est payé 1,5 million, mais sa banque va lui doubler son salaire pour le garder...» Du coup, une douce euphorie semble avoir saisi le milieu. Après la gueule de bois des années post-krach, les financiers font à nouveau la fête. Et flambent. Au Strip Fellow, une boîte de strip-tease parisienne, on a vu débarquer des jeunes courtiers claquant 3 000 euros en une soirée. Il est également très à la mode de louer un yacht pour le week-end. Ou d'aller le passer à Shanghai et y dîner chez Jean Georges, le restaurant français au top de la « ville-où-il-faut-être ». Côté look ? Costume sur mesure et montre Jaeger-Le Coultre de rigueur. En option ? Les implants capillaires. Voire plus si affinités... A la City, à Londres, les réservations dans les cliniques de chirurgie esthétique pour des liposuccions, des rhinoplasties ou des injections de Botox contre les rides ont explosé...
Combien sont-ils, à Paris, à avoir touché le gros lot ? Le montant des bonus reste un sujet tabou dans l'Hexagone. On peut cependant se risquer à quelques estimations. Antoine Morgaut, directeur de Robert Walters France, le spécialiste en recrutement dans la finance, sait de quoi il parle : il a lui-même été trader. Ils seraient environ de 1 000 à 1 500 sur Paris à avoir reçu un cadeau de fin d'année supérieur à 1 million d'euros. Parmi eux, une petite vingtaine de stars crèveraient le plafond des 5 millions d'euros, pour atteindre même les 10 millions. Délirant, pensez-vous ? Les chiffres atteints à Londres ou à New York sont encore plus hallucinants. A la City, à Londres, ils seraient 10 000 à avoir dépassé le million d'euros. Et quant aux stars, la seule limite, c'est le ciel, comme dirait l'autre...
Il y a trois ans, les frères Zaoui, tous deux banquiers d'affaires dans des sociétés américaines, l'un chez Morgan Stanley (c'est Michael), l'autre chez Goldman Sachs (Yoel), défrayaient la chronique car ils avaient touché chacun 10 millions d'euros. Cette année, la rumeur publique attribue aux frérots 20 millions pour Michael et 15-16 millions pour Yoel ! «Mais il y a certainement des bombes à plus de 50 millions d'euros sur les marchés, vu les performances boursières», pense Antoine Morgaut. Le petit club n'est pas si restreint, car il regrouperait sur la planète une quarantaine de ces superstars. Pour un peu, un Zidane (14 millions d'euros) ou une Julia Roberts (20 millions d'euros par film) feraient presque pâle figure ! «Certains joueurs de foot ou des vedettes de cinéma peuvent à eux tout seuls faire gagner beaucoup d'argent soit à leur club soit à un film. C'est la même chose dans la finance. Les banques savent que leur intérêt, c'est de retenir ces stars», dit Antoine Morgaut.

Chez Calyon, qui provient de la fusion Crédit agricole-Crédit lyonnais, on a ainsi débauché à coups de millions d'euros plusieurs stars de la Société générale : pari gagné, au vu des résultats de Calyon cette année. Bien sûr, à côté de Londres, Paris fait un peu figure de club de Ligue 2 question rémunérations, surtout qu'à Londres les bonus sont versés sur des comptes à Jersey, et donc défiscalisés. Mais l'écart s'est aujourd'hui réduit. Car les banques françaises elles aussi n'ont plus qu'un seul mot à la bouche : le benchmark. Un petit jeu qui consiste à se comparer en permanence aux concurrents, notamment en terme de rémunérations. «Et ce benchmark est mondial. On est obligé d'être compétitif», dit Anne-Marion-Bouchacourt, directrice des ressources humaines de la branche banque d'investissement à la Société générale (BNP-Paribas et Calyon ont refusé de répondre pour cette enquête). Jugez plutôt ! En dix ans, selon les statistiques de la CGT de la Société générale, l'enveloppe globale des bonus est passée de 21 millions d'euros à 291 millions en 2004 pour 3 800 salariés. L'évolution du top 10 des salaires est encore plus étonnante. En 1978, les 10 salariés les mieux payés gagnaient en moyenne 200 000 euros, ils touchaient 4 millions en 2004 : vingt fois plus ! « Une vraie inégalité s'est creusée au sein des banques entre l'activité traditionnelle de banque de détail, les agences, et les équipes des marchés financiers», dit Olivier Godechot.
Et ces deux mondes sont aussi loin l'un de l'autre que la Terre de Mars. Dans le bizarre univers des salles de marché, on n'est obsédé que par une chose : le bonus. « C'est le soleil autour duquel tout gravite », dit Olivier Godechot. Et autour de quoi les saisons s'organisent. Novembre, la saison des champignons, du potimarron... et des bonus (ils ne sont toutefois versés qu'en février ou en mars). «On ne parle plus que de cela. L'attribution des bonus est discrétionnaire. En fonction de vos performances, mais aussi un peu à la tête du client. Alors on calcule, on intrigue, on suppute», dit un trader. «Tout est gelé, constate un responsable ressource humaine. On ne peut pas vraiment recruter, car sur le marché tout le monde attend le bonus. Et dans la banque, c'est le défilé. Le grand jeu? Faire un chantage au départ...» La saison des transferts commence, elle, dès que les bonus sont payés. Mais alors de quoi peut-on rêver quand on est devenu millionnaire ? Réponse : de gagner encore plus d'argent. Le supersalarié n'a qu'un objectif. Se mettre à son compte et créer sa petite boutique de gestion de fonds, de préférence aux Bahamas, pour son doux climat fiscal. «Gérer sa fortune seul, ce n'est pas très drôle. Autant se mettre à plusieurs avec des copains pour gérer plus d'argent et faire des coups», explique un financier. C'est ce qu'a fait Steve Cohen, un trader star de New York. En 1992, il prend sa retraite à 35 ans pour monter son propre fonds. Il est aujourd'hui milliardaire, habite une superbe maison de 30 pièces à Greenwich Village à Manhattan et achète des oeuvres d'art à tour de bras. L'année dernière, il a gagné 450 millions d'euros. Soit 1,2 million d'euros par jour. Encore un effort, messieurs les boursiers parisiens.

(1) Les traders achètent et vendent des produits financiers (actions, pétrole, matières premières...), les banquiers d'affaires organisent le rapprochement d'entreprises, les gestionnaires gèrent des fonds (par exemple les sicav).

Doan Bui

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