olivier godechot

MARTIN Emmanuel, 2006, « Compte-rendu de l'ouvrage de Pierre-Paul Zalio, Grandes familles de Marseille au XXe siècle : enquête sur l'identité économique d'un territoire portuaire, Paris, Belin "Socio-histoires", 1999. »

Pierre-Paul Zalio, Grandes familles de Marseille au XXe siècle : enquête sur l'identité économique d'un territoire portuaire, Paris, Belin "Socio-histoires", 1999.




L'ouvrage de Pierre-Paul Zalio, qui s'appuie sur ses recherches en vue de sa thèse de doctorat, propose une lecture du patronat marseillais que l'on pourrait qualifier, selon le mot de C. Geertz, de "thick description". Son ambition est en effet de comprendre les logiques qui ont présidé à l'établissement de dynasties industrielles, qui sont inséparables de leur inscription dans des relations de parenté, et dans un espace économique et social relativement restreint. Le résultat est donc un tableau ambitieux et fouillé de cette réalité à la croisée des objets d'étude traditionnels de plusieurs sciences sociales, que l'auteur analyse en empruntant d'ailleurs aussi bien à la sociologie économique (essentiellement celle de l'encastrement et des réseux sociaux), à la géographie sociale de Marcel Roncayolo (dont il reprend volontiers les travaux sur le territoire marseillais), qu'à l'économie (des districts industriels, et des "mondes de production") et à l'histoire sociale. Une diversité qui apparaît également dans les sources utilisées, qui font principalement appel à des archives privées, des autobiographies publiées, des entretiens avec les membres d'une bourgeoisie soucieuse de contrôler, conserver et célébrer l'image qu'elle veut donner d'elle-même, mais où l'on trouve également la matière première d'analyses de réseaux (via des listes d'appartenance à des conseils d'administration ou des clubs).
La perspective adoptée fait donc place à une pluralité de démarches analytiques, qui l'inscrit pleinement dans la "socio-histoire" qui donne son titre à la collection où est publié l'ouvrage. Elle aboutit à un point de vue "configurationnel" qui traite de "la formation sociale" que recouvre le patronat familial marseillais, objet d'étude changeant et aux frontières floues, impossible à cerner en en faisant, de façon univoque, un réseau, un assemblage de parentèles ou encore une organisation économique visant à contrôler un marché. Le résultat essentiel de l'ouvrage est donc, de manière générale, de montrer à quel point les interdépendances empiriquement constatables de ces notions, leur encastrement mutuel, pourrait-on dire, interdit de les séparer conceptuellement.
Suivant un plan chronologique, l'ouvrage décrit en premier lieu la fondation des dynasties entrepreneuriales marseillaises, à la fin du XIXe siècle, conditionnée par les contingences du port marseillais, relativement excentré de Paris bien qu'essentiel au trafic méditerranéen ; contingences bientôt converties en une doctrine commerciale soucieuse avant tout des intérêts locaux, qui s'explique également par les liens familiaux étroits unissant le patronat naissant. Ceux-ci lui offrent en effet un cadre de mobilisation des capitaux mis en jeu (pour collecter l'épargne nécessaire à l'établissement d'une entreprise, par exemple). Apparaissent alors les linéaments de cette "formation sociale" appelée à prendre une place croissante dans l'espace social et économique marseillais.
Le deuxième chapitre, adoptant une tonalité plus directement économique, met en lumière un "monde de production" (R. Salais, M. Storper) façonné par le négoce, davantage que l'industrie elle-même, et concentré sur le port. La concurrence entre des industries voisines et semblables y est amoindrie par l'absence de stratégies industrielles audacieuses, faute de capitaux, et prend plutôt la forme d'un partage des ressources rares, qui sont tout autant du côté des matières premières que des alliances possibles. On entre alors, via le troisième chapitre, dans une analyse de réseau qui dresse le portrait d'une grande bourgeoisie marseillaise (au long du XXe siècle) relativement fermée, la cohérence des alliances industrielles redoublant celle des alliances visant à renforcer le statut bourgeois. Le centre de ce réseau (établi en recoupant des listes d'appartenance à des institutions spécifiquement patronales et/ou bourgeoises) est une clique de premier ordre où s'accomplit pleinement ce recoupement des stratégies et des appartenances de classe, de statut (au sein de la Chambre de Commerce, par exemple) et économiques.
P.-P. Zalio se penche alors sur le paradoxe du faible poids politique de la bourgeoisie industrialo-portuaire (chapitre 4) : renonçant à exercer directement son pouvoir sur la municipalité, autant du fait des divisions internes du patronat, que de par sa centration sur les intérêts économiques du port, celui-ci investit bien plus de ressources dans la lutte pour le contrôle de la Chambre de Commerce, condition nécessaire autant que signe de la réussite d'une famille. Au fil des alliances matrimoniales, des héritages, et, plus largement, de l'extension du capital social, ou de la surface sociale des entrepreneurs, mais aussi grâce à l'invention de traditions familiales (inscrites dans des photographies, des autobiographies à destination de la famille et des pairs, autant que dans la mémoire des acteurs), se constitue alors un "capital bourgeois" (chapitre 5) mobilisable pour réussir dans le négoce autant que pour construire cette réussite comme légitime et naturelle.
Le chapitre 6 revient plus précisément sur l'évolution de l'inscription territoriale de la bourgeoisie marseillaise, exemplifiée par les trajectoires de quatre générations de descendants d'entrepreneurs, qui montrent que les différents quartiers d'implantation ne correspondent pas aux mêmes fractions, bien que le sud de la ville les regroupe de plus en plus, finissant par devenir son lieu naturel ("évident"), tandis que les bastides, résidences secondaires dans l'arrière-pays marseillais, disparaissent dans l'urbanisation et l'industrialisation.
Enfin, les deux derniers chapitres retracent les trajectoires - plus difficiles à cerner dans leur ensemble - des membres les plus récents d'une bourgeoisie méritant de moins en moins son qualificatif d' "industrielle", qui s'émancipent tout à la fois du capital bourgeois familial et du territoire marseillais. Sous l'influence des changements du capitalisme national, des reconversions marseillaises ont lieu vers la rente foncière, et la formation sociale se recompose en intégrant beaucoup moins ses différentes composantes.
Ce qui fait la force de l'ouvrage, sa précision descriptive sans pareille, permet de comprendre au plus près l'histoire des changements de la bourgeoisie locale, solidaires de son rôle économique, mais conduit par là même à souligner un foisonnement d'interdépendances qui interdit parfois toute approche déterministe des phénomènes ici étudiés. Ainsi, le gain en compréhension et en information du travail de P.-P. Zalio n'est soutenu que par un cadre théorique assez lâche, ayant volontiers recours à des analogies économiques telles que la notion de "capital", qui aboutit à classer dans les ressources mobilisables des réalités hétérogènes, bien qu'interdépendantes. Dès lors, on peut en effet penser la formation sociale bourgeoise en termes de stratégies et de reconversions, mais en rabattant nécessairement tous les principes de son évolution sur une logique univoque de poursuite de l'intérêt économique - via des moyens plus ou moins directs.
À l'inverse de ce penchant pour l'utilitarisme, la volonté de l'auteur de réencastrer l'économie industrielle dans un "monde de production" particulier, contingent et traversé de part en part par le social, finit par donner une présentation de ces marchés et de ces firmes qui gomme toute trace de concurrence interne, et en fait quasiment un sous-espace de la constitution d'une identité bourgeoise intégrée et cohésive. Pourtant, bien que P.-P. Zalio reconnaisse qu'il est impossible de traiter celle-ci comme un acteur collectif uni, on peine parfois à saisir ce qui gouverne sa plus ou moins grande cohésion, et par la même, à comprendre la causalité à l'oeuvre dans ces interdépendances multiples.

Emmanuel Martin

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