Stratification et mobilité sociale. PSO1SM1.

DEUG 1. Année 2002-2003

Olivier Godechot, Nicolas Henckes

 

Examen du 27 janvier 2003

Durée : 2h30

Classes sociales et style de vie.

Corrigé

I. Question de cours. (sur 4 points) (2 paragraphes, 10-15 minutes)

En Inde, pourquoi le style de vie des Brahmanes est-il différent de celui des autres castes ?

 

En général, les étudiants ont su donner les éléments principaux de réponse à cette question. Certains ont toutefois confondu le statut des Brahmanes et celui du clergé sous l’ancien régime (Les Brahmanes sont endogames et non célibataires !). Les principaux défauts venaient de la rédaction et de l’argumentation. De nombreux étudiants ne séparaient pas les éléments d’exemplification et les éléments d’explication.

Il fallait construire une réponse rédigée en mettant en avant les points suivants.

Constat :

- Le style de vie des Brahmanes, ensemble de castes souvent spécialisées dans les fonctions religieuses, se différencie de celui des autres castes de deux façons.

. Ils adoptent des pratiques qui leur sont spécifiques (ou qui ne concernent que les plus hautes castes) : végétarisme, port du cordon sacré, usages des bains de purification, éloignement de la femme menstruée, interdiction du remariage des veuves, etc..

. Ils suivent des règles strictes de séparation avec les autres castes : refus du mariage hétérogame, refus du partage de la nourriture, de la pipe ou de la boisson, évitement du regard des intouchables,… etc.

Explication :

- Pour comprendre cette différence de style de vie, il faut tenir compte du fait que le système des castes est nourri par des préjugés d’essence religieuse (Bouglé), et qu’il est structuré par l’opposition du pur et de l’impur (Dumont).

. L’accès au sacré nécessite un travail de préparation et de séparation et suppose des conditions spéciales (Durkheim). En Inde, des castes héréditaires sont spécialisées dans le commerce avec le sacré et le divin. Elles doivent donc adopter un mode de vie propre.

. La société Hindoue, société holiste (Dumont), divise le travail pour permettre le commerce des Brahmanes avec le sacré. Pour être pur, les Brahmanes doivent éviter toutes les tâches impures et les personnes effectuant les actes impurs. Tandis que les Brahmanes restent purs pour commercer avec les Dieux, les autres castes se chargent à des degrés divers d’exécuter les actes impurs nécessaires à la vie sociale.

Deux formes d’incitation conduisent au respect des règles de vie spécifiques des Brahmanes.

. L’impureté, phénomène contagieux, passe des activités sociales aux personnes et à la caste toute entière. Si un Brahmane commet un acte impur, c’est toute la caste qui est potentiellement contaminé. En représailles, il peut en être excommunié. La caste joue donc un fort rôle de contrôle collectif sur les pratiques de ses membres.

. A vivre une vie pure, pieuse et conforme aux règles, le Brahmane peut atteindre à sa mort (ou même de son vivant) l’état de Moksha, état recherché de libération du cycle des réincarnations.

 

II. Exercice. (sur 6 points) (15-20 minutes)

Roland est un petit apiculteur dans les collines du Perche ; Nathalie est infirmière au CHU de Rouen ; François est directeur financier de Paris-Normandie :

  1. Donnez pour chacun d’entre eux l’intitulé et le code de la CS à un et à deux chiffres à laquelle il appartient.

     

    Roland est un petit apiculteur dans les collines du Perche ;

    1. Agriculteurs Exploitants

    11. Agriculteurs sur petite exploitation

    Nathalie est infirmière au CHU de Rouen ;

    4. Professions intermédiaires.

    43. Professions intermédiaires de la santé et du travail social

    François est directeur financier de Paris-Normandie :

    3. Cadres, Professions intellectuelles supérieures

    37. Cadres administratifs et commerciaux d'entreprises

  2. Pour chacune des CS à deux chiffres trouvée dans la première question, donnez à chaque fois deux autres professions entrant dans la catégorie.

    CS de Roland

    Maraicher, pisciculteur, éleveur, agriculteur, … sur petite exploitation

    CS de Nathalie

    Infirmière libérale, puéricultrice, assistante sociale, éducateur, etc.

    CS de François

    Analyste financier, contrôleur de gestion (cadre), directeur des ressources humaines, ingénieur commercial, chargé d’études…

  3. Les trois tableaux ci-dessous reproduisent quelques résultats d’une enquête menée par l’INSEE en 1984 sur les pratiques des français en matière d’achats d’habillement.

 

 

Le tableau 1 indique la dépense moyenne des membres des CS de François, Nathalie et Roland pour le poste habillement sur une année.

 

Tableau 1

dépense d'habillement par personne

CS de François

5394 F

CS de Nathalie

3573 F

CS de Roland

1337 F

 

 

 

 

 

Les tableaux 2 et 3 donnent quelques indications sur la structure des achats : le tableau 2 indique la part des achats réalisés en différents points de vente. Il se lit : sur une année, pour 1000 habits achetés, les membres de la CS de François en ont acheté 35 sur catalogue.

Tableau 2.

Pour 1000 achats de vêtement, nombre d’achats réalisés :

sur catalogue

dans une boutique de vêtement

Dans une grande surface

CS de François

35

714

75

CS de Nathalie

69

667

94

CS de Roland

58

545

113

Le tableau 3 indique la part des cravates, chemises en tissus épais, jeans, pantalon à pince dans l’ensemble des achats d’habit. Il se lit : sur une année, sur 1000 habits achetés, les membres de la CS de François ont acheté 26 cravates.

Tableau 3.

Pour 1000 vêtements achetés, nombre de :

Cravates

Chemises en tissu chaud

Jeans

Pantalons à pince

CS de François

26

9

33

14

CS de Nathalie

13

7

40

12

CS de Roland

7

14

51

6

A l’aide de ce que vous savez des groupes sociaux auxquels appartiennent Roland Nathalie et François, expliquez brièvement la structure des achats de Roland, Nathalie et François en matière de vêtement. Vous pouvez considérer successivement les trois tableaux et les commenter brièvement.

 

 

Il fallait rédiger une réponse en mettant en évidence les points suivants.

Tableau 1 : La dépense est quatre fois plus élevée au sein de la CS 37 qu’au sein de la CS 11, et 2,7 fois plus élevée au sein de la CS 43 qu’au sein de la CS 11. La différence de niveaux de dépenses par catégorie socioprofessionnelle dépend des revenus de chacune des catégories socioprofessionnelles. D’après ce que l’on sait par ailleurs des niveaux de revenu de ces catégories, la part du budget consacrée à l’habillement semble à peu près stable d’une CS à l’autre, à la différence de la nourriture dont la part décroît avec l’élévation du revenu dans l’échelle sociale. Loin de se contenter d’un minimum d’habillement fixé par des besoins calorifiques, les catégories sociales supérieures achètent plus de vêtements et des vêtements plus onéreux, tant pour des raisons de goûts que pour des nécessités de représentation.

Tableau 2 : Si les trois CS achètent beaucoup plus en boutiques que dans les supermarchés ou que par catalogues, le tableau montre que la CS 37 est celle des trois qui achète le plus en boutique, la CS 43 celle des trois qui utilise le plus le catalogue, enfin la CS 11 est celle des trois qui a le plus recours au supermarché. Les habits présentent des différences de coût et de qualité selon les trois modes d’approvisionnement. La qualité et le prix sont généralement plus élevés dans les boutiques qu’en supermarché, et ils le sont souvent plus en boutique que dans les catalogues. Les revenus et les exigences de standing conduisent donc les cadres commerciaux à éviter le catalogue et le supermarché. Au contraire, les petits agriculteurs au faible revenu et aux exigences moindres se rabattent souvent sur les supermarchés, lesquels sont désormais plus faciles d’accès que les boutiques dans les zones rurales. Il est plus difficile de comprendre pourquoi les professions intermédiaires et du travail social utilisent plus le catalogue. Une première raison tient au fait que les vêtements sur catalogue sont positionnés dans une gamme de prix et de qualité intermédiaire. Les catalogues s’adressent d’ailleurs aux femmes des classes moyennes. La CS de Nathalie est composée en grande partie de femmes (même si on ne prend que les chefs de ménage). Plus socialisées au suivi de la mode vestimentaire, à la lecture des magazines féminins et à la communication à distance (téléphone), les femmes ont plus de facilité que les hommes à l’utilisation de ce mode d’achat à distance.

Tableau 3 : La part des cravates et des pantalons à pince au sein de la garde-robe est la plus forte dans la CS de François et la plus faible dans la CS de Roland. Au contraire la part des jeans et des chemises en tissus chauds est la plus forte au sein de la garde-robe de la CS de Roland. Elles sont bien moindres au sein de celle de Nathalie et celle de François.

Deux éléments difficiles à démêler peuvent être invoqués pour expliquer une telle différenciation : les différences sociales de goûts entre les CS et les exigences professionnelles en matière de tenue vestimentaire.

Les agriculteurs travaillant, isolés, à l’extérieur ont plus besoin de vêtements solides, chauds et peu coûteux. Les cravates et les pantalons à pince sont réservés aux événements familiaux.

Au contraire les cadres travaillent en intérieur, dans des organisations bureaucratiques, et ont en général de nombreux contacts avec des membres de la hiérarchie, des subordonnés et des clients. Ils se doivent de porter une tenue qui leur permet de tenir leur rang et d’exercer leur autorité par rapport à leurs subordonnés. La cravate et le costume sont encore très utilisés au sein des cadres du privé. Les chemises en tissu chaud peuvent être utilisées dans le cadre d’activités spéciales comme les activités sportives (ski, etc.). Même le " week-end wear ", de par les goûts de cette catégorie, évite un trop grand relâchement (pantalons à pince ou jeans de qualité). La catégorie de Nathalie reste intermédiaire et peu spécifique. Les catégories sociales intermédiaires sont des catégories pour lesquels il y a une faible différenciation de la tenue vestimentaire entre les périodes de travail et de loisir.

 

III. Dissertation (sur 10 points). (trois à huit pages, 2 heures)

Dans quelle mesure les classes sociales ne sont-elles qu’affaire de style de vie ?

Rédiger entièrement votre réponse sous forme d’une dissertation.

Avec ce sujet, on attendait un traitement du type : Peut-on fonder une analyse des classes sociales sur la seule analyse des différences de style de vie ?

De nombreux étudiants ont compris le sujet ainsi : les différences entre les classes sociales consistent-elles pour l’essentiel en différences de styles de vie. Certains d’entre eux ont ainsi proposé une analyse de type historique Tocquevillienne, qui consistait à mettre en avant le déclin des inégalités sociales et la réduction de la différenciation entre groupes sociaux à des différences de style de vie dans les sociétés occidentales contemporaines. Lorsqu’un tel traitement était bien mené, il a été accepté.

Le défaut le plus fréquent a été un traitement unilatéral du type, " Les classes sociales ne sont qu’affaire de style de vie, parce que les classes sociales sont fondées sur des différences de revenu et que les différences de revenu génèrent les différences de style de vie. " Outre le caractère discutable de telles affirmations, le raisonnement est douteux. En fin de compte dans une telle argumentation, la variable la plus fondamentale est bien le revenu et non le style de vie qui est une conséquence parmi d’autres.

La difficulté du sujet tenait aussi à la définition de " style de vie ". Il fallait entendre les pratiques, manières d’être, les goûts, les loisirs, etc.. Les pratiques non professionnelles faisaient clairement partie du style de vie. La question se pose de savoir si la profession doit être ou non inclue dans le style de vie. Le revenu ne fait pas partie par contre du style de vie. Style de vie s’oppose à niveau de vie. Style renvoie à la structure tandis que niveau renvoie au montant.

Suggestion de plan. (Voici un type de traitement possible du sujet).

I. Les différences de style de vie sont le signe extérieur visible des différences entre les classes.

A. Il est courant de se fonder sur des signes extérieurs, comme le style de vie pour affecter des individus à une classe sociale. Réf. Boltanski et Thévenot, 1983, "Finding one-s way in social space: a study based on games", Social Science Information, 22, 4/5, 631-80.

B. Dans certaines sociétés, sociétés d’ordre ou sociétés de castes, l’opposition entre des ordres (clercs, laïcs) ou entre des castes (Brahmanes – Rajput) sont bien souvent plus des oppositions de pratiques que des oppositions de revenus ou de positions économiques.

C. Dans nos sociétés, pour caractériser certaines classes comme la bourgeoisie, il vaut mieux tenir compte de l’ensemble du style de vie (mode, éducation, valeurs, etc.) que de se contenter des indicateurs peu délimitants que sont le revenu ou la profession (Goblot).

II. Les différences de style de vie des classes sociales peuvent être rapportées à des différences de position dans la structure sociale

A. Il ne faut pas oublier que les différences de styles de vie les plus flagrantes, celles que l’on constate en regardant la différence entre bourgeoisie et prolétariat, peuvent être rapportées à des différences de position dans la structure de production (Marx).

B. Certes, les sociologues comme Halbwachs ont montré que les approches uniquement fondées sur les revenus (lois d’Engel) sont insuffisantes pour rendre compte de différences de genre de vie entre les employés et les ouvriers.

C. De telles différences de style de vie s’expliquent si on établit des lois d’Engel généralisées (Bourdieu, 1979). Il faut tenir compte à la fois du volume de capital et de sa structure (en particulier la part en capital culturel et économique).

III. Le souci du niveau et de la cohérence du style de vie entretient toutefois les inégalités sociales et la mécanique de la reproduction, moins dans la spectaculaire lutte des classes que dans les quotidiennes luttes de classement.

A. La logique de la distinction (Bourdieu) (ressembler au style de vie de ceux qui sont au-dessus, différer du style de vie de ceux qui sont en dessous) exprime bien le souci permanent du style de vie. Cette logique préside à l’actualisation des placements en capital économique et culturel et à la reproduction intergénérationnelle.

B. La dynamique de constitution des groupes sociaux comme acteurs des luttes politiques repose sur un processus de construction d’une identité collective. L’identification à un style de vie en est l’un des ressorts importants. (Boltanski, Les cadres, en particulier l’identification au modèle des managers américains dans les années 50)

C. Toutefois, lorsque la lutte des classes (Marx) devient très active (grèves, révolutions), les rapports entre les classes sont moins régis par des différences de style de vie que par des intérêts divergents quant à la répartition de la valeur et l’organisation de la société (Touraine).