Stratification et Mobilité Sociale

DEUG1, année 2001-2002

Olivier Godechot

Corrigé de l’examen du 21 janvier

I. Question de cours (5 points) (une page maximum, 10-15 minutes)

Quelles relations s’établissent entre le seigneur et le paysan en Europe pendant la période médiévale ?

Les relations qui lient le seigneur à ses paysans sont à la fois économiques et politiques.

Le seigneur accorde aux paysans des tenures, des concessions sur ses terres qui tendent à petit à petit à se transmettre héréditairement dans les familles paysannes. Le paysan exploite la tenure, et il acquitte un certain nombre de taxes en nature ou en espèces : le cens (taxe personnelle), le champart (une partie de la récolte). Il doit travailler trois à dix jours par an sur les terres de la réserve du seigneur : c’est la corvée. Il doit payer aussi pour les banalités, outils de production sur lequel le seigneur a un monopole, comme le moulin, le four, etc..

Le seigneur est détenteur du pouvoir étatique local, militaire et civil. Il est supposé protéger son domaine et ses paysans contre les agressions extérieures, tandis que ceux-ci doivent parfois fournir des hommes pour les expéditions militaires. Le seigneur fait régner l’ordre et la justice, justice souvent payante pour le paysan. Le paysan est dans l’obligation de se soumettre à ce pouvoir régalien local, pouvoir exercé en fonction des intérêts personnels du seigneur.

S’il est serf, la subordination du paysan au seigneur est encore plus forte. Il n’a pas d’identité juridique, il est la propriété privée du seigneur qui peut l’acheter et le vendre : il est attaché à la terre (glèbe). Il doit en plus régler des taxes spécifiques, le chevage chaque année, la mainmorte pour pouvoir hériter de ses ascendants, et le formariage s’il se marie hors du domaine.

Au final, les relations que le seigneur noue avec le paysan sont pour l’essentiel des relations d’exploitation économique et de domination politique. Mais elles doivent leur efficacité au fait qu’elles peuvent se présenter comme des relations d’échange, échange de la production contre la tenure, échange de la soumission contre la protection.

 

II. Exercice (5 points) (5-10 minutes)

a) Proposer pour les personnes suivantes l’intitulé de la profession qu’elles seraient susceptibles de déclarer dans un questionnaire. Préciser pour chacune l’intitulé et le code de la CS à deux chiffres, et, l’intitulé et le code de la CS à un chiffre.

- Lionel Jospin,

Premier ministre, (3318. Personnes exerçant un mandat politique ou syndical),

33. Cadres de la fonction publique, 3. Cadres et professions intellectuelles supérieures.

- Lilian Turam

Footballeur, (4233. Moniteurs et éducateurs sportifs, sportifs professionnels), 42. Instituteurs et assimilés, 4. Professions intermédiaires

- Patrick Poivre d’Arvor

Journaliste, (3511. Journalistes, secrétaires de rédaction), 35. Professions de l’information, des arts et des spectacles, 3. Cadres et professions intellectuelles

 

b) Un étudiant a mis " Agent SNCF " comme réponse à la question " dernière profession du père ". Pas facile d’établir la CS.

Trouver les informations manquantes et les questions de l’enquête Emploi auxquelles il faudrait avoir une réponse pour déterminer unilatéralement la CS (à deux chiffres).

Déterminer les CS à deux chiffres (code+intitulé) entre lesquelles le codeur peut hésiter.

Proposer le codage par défaut le plus satisfaisant (si possible) et justifier votre choix.

On sait que cet homme est salarié d’une entreprise nationale (la SNCF). Mais, l’intitulé n’est pas assez précis (question de l’enquête Emploi : " Profession principale. Intitulé précis de profession. ") et il manque la position professionnelle (question de l’enquête Emploi : " Quelle est la position professionnelle de l'emploi actuel de M. ") : on ne sait donc pas quelle est sa tâche à la SNCF et s’il est ouvrier, employé, technicien, agent de maîtrise ou cadre.

Les salariés d’entreprise nationale (sauf La Poste) sont regroupés avec les salariés du privé et non avec les salariés de la fonction publique. On peut donc exclure toutes les CS de salariés du public et d’indépendants. On peut donc hésiter entre la CS 65 (Ouvriers qualifiés de la manutention, du magasinage et du transport) s’il est conducteur, la CS 64 (Chauffeurs) s’il est chauffeur de bus ou de camions SNCF, la CS 54 (Employés administratifs d’entreprise), s’il est contrôleur ou agent commercial ou administratif, la CS 46 (Professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises), s’il est responsable d’exploitation des transports (non cadre), CS 47 (Techniciens), s’il est technicien, CS 48 (Contremaîtres et agents de maîtrise), s’il est agent de maîtrise, CS 38 (Ingénieurs et cadres techniques d’entreprises), s’il est ingénieur ou cadre des transports et de la logistique, CS 37 (Cadres administratifs et commerciaux d’entreprises), s’il est cadre administratif et commercial de la SNCF. On notera aussi qu’il existe des postes (pas très nombreux) d’ouvriers qualifiés de type industriel CS63 pour l’entretien ou réparation du matériel roulant, et des ouvriers non qualifiés de type industriel CS67 (manutention, et agents non qualifiés des services d’exploitation des transports).

Le terme " agent " qui renvoie généralement à une position subordonnée dans une entreprise permet toutefois de penser que cette personne fait plutôt partie du personnel d’exécution : ouvriers, mécanicien, contrôleur ou agent administratif ou commercial, et donc qu’il ferait partie plutôt de la CS 65 ou de la CS 54.

Comme l’identité cheminote est forte et qu’un mécanicien aurait sans doute répondu " cheminot ", " mécanicien " ou " conducteur ", et que le personnel sédentaire est plus nombreux à la SNCF que le personnel roulant, le codage par défaut le plus satisfaisant me semble être 54 (Employés administratifs d’entreprise).

III. Dissertation (10 points)

Dans quelle mesure la partition de la société en groupes sociaux est-elle une question de possession ?

Rédiger entièrement votre réponse sous la forme d’une dissertation.

(Prévoir 1 heure 50 environ, et trois à huit pages)

Note de correction :

Le terme possession a posé des problèmes de compréhension. D’après le Petit Robert, le sens premier de possession signifie " faculté d’user d’un bien dont on dispose ". Si l’on suit le droit civil, la possession est une notion plus large que la propriété et la comprend (" En matière de meubles, possession vaut titre ", Code civil). La possession est un usage de fait d’un bien qui peut être complété ou non par un titre de propriété qui le légitime.

Certains étudiants ont utilisé le sens religieux de possession (" être possédé par le démon "), utilisation moins fréquente que le sens premier décliné ci-dessus. Il est bien rare que les gens se sentent possédés par leur classe sociale comme les jeunes filles par le démon dans L’exorciste. Ceux qui se sont engagés sur cette piste n’ont guère réussi. Voyant bien que cette interprétation était un peu tirée par les cheveux, d’autres ont tout simplement transformé possession en " sentiment d’appartenance " : interprétation qui conduisait tout droit au hors-sujet.

Le terme " groupes sociaux " était proposé ici comme désignation la plus large et la plus neutre possible des formes de hiérarchisation sociale. Il invitait aussi bien à envisager les castes, les ordres, les classes, les strates, les CSP, etc.. Certains étudiants ont repris la connotation volontariste contenu non dans " groupe " lui-même mais dans son dérivé " groupement " et étudié des groupes esthético-éthiques (punk, rock, etc.). Lorsqu’elle était bien justifiée une telle interprétation pouvait être acceptée. Certains ont consacré leur première partie à la partition de la société en groupes sociaux. Ce type de traitement conduisait à perdre de vue le sujet. S’ils voulaient s’interroger sur les attendus du sujet comme je le suggère en cours, il valait mieux peut-être travailler sur la notion de possession et sa dimension sociale, problème central du sujet, que sur la notion de groupes sociaux.

On pouvait reformuler la question de manière simple : la répartition en classes sociales ou en strates sociales dépend-elle de ce que les gens possèdent ? Suivre le sens premier du terme possession, ainsi qu’une longue tradition d’analyse des classes sociales (" les classes possédantes " !, " possession des moyens de production " chez Marx), invitait tout d’abord à s’interroger sur la possession de biens économiques, en particulier sur le rôle du patrimoine. Après s’être interrogé sur cette première acception, on pouvait ensuite élargir le sens de possession, et par exemple parler de possession de capital culturel, symbolique, etc.

Les étudiants ont souvent répondu que les classes sociales étaient uniquement affaire de possession et ont mis toutes les formes de possession sur le même plan (parlant même de la possession d’un métier, ou de la possession de la pureté (sic) – usage très discutable du terme possession – comme de la possession des moyens de production). Il fallait être un peu plus critique et réflexif et d’une part mettre en évidence les éléments constitutifs des classes sociales qui n’étaient pas la conséquence de la possession et d’autre part, montrer ce qui dans les classes sociales relevait plus de telle ou telle forme de possession.

 

Plan

I. La possession des biens de production est au cœur de la théorie marxiste des classes sociales.

A. Les rapports sociaux de production, élément central de la théorie des modes de production, permettent en fait chez Marx l’analyse de la relation entre la structure des droits de propriété sur le travail et l’appropriation du surtravail. (Ex : dans le mode de production esclavagiste, le maître possède l’esclave, etc.)

B. Le mode de production capitaliste, selon Marx, divise la société en classe en fonction du type de possession : d’un côté des capitalistes possèdent les moyens de productions matériels de l’autre les salariés ne possèdent que leur force de travail. L’appropriation du surtravail (ici par l’exploitation) a la particularité de ne pas nécessiter le recours à la violence et de laisser les acteurs formellement libres. Plus que les autres, ce mode de production est entièrement fondé sur la propriété (sans adjonction de la force).

C. Toutefois le type de possession ne détermine ici que la position de classe et non la conscience de classe. (Ex : les paysans comme " sac de patates ").

Limite et transition : l’apparition de classes moyennes salariés, salariés qui vendent leur force de travail à un prix plus élevé que les ouvriers et qui parfois possèdent une partie du capital (épargne mobilière), brouille la bipolarisation proposée par Marx sur la seule base de la possession.

II. La seule possession économique est insuffisante pour rendre compte de la hiérarchisation sociale, qui est un phénomène largement symbolique.

A. Si le type de possession n’est plus spécifique, alors on doit plutôt se fonder sur la quantité possédée (Weber) : la richesse. La possession économique, le patrimoine, est un phénomène mal connu. Les outils d’analyse empirique du monde social (CSP en France) reposent sur l’activité professionnelle et non sur la richesse. Ils ne distinguent guère que les indépendants des salariés.

B. En outre, comme le montre Goblot, la richesse, phénomène continu, n’est pas un bon indicateur de la frontière entre la bourgeoisie et le peuple (arbitraire de la limite). Pour caractériser la bourgeoisie, il vaut mieux se fonder sur un style de vie, une éducation bourgeoise.

C. D’ailleurs bien souvent la hiérarchie sociale dépend plus de ce que les gens considèrent et croient : ainsi le système des castes est-il fondé sur une opposition religieuse entre le pur et l’impur (Dumont).

III. La théorie de Bourdieu en généralisant la possession des biens matériels aux biens immatériels fait de la position dans l’espace social, une position déterminée par la possession de capitaux.

A. Pour comprendre ces phénomènes de considération et de croyance, et plus généralement l’existence de conduites réglées sans obéissance à une règle, sans achat économique, ou sans utilisation de contraintes physiques, il est possible de faire l’hypothèse qu’il existe des capitaux autres que les capitaux économiques (capital culturel, capital social, capital symbolique) mais qui s’accumulent ou fructifient ou se transmettent selon une logique similaire.

B. Ainsi le capital culturel existe sous trois formes : incorporé, objectivé, institutionnalisé. Comme le capital économique, il se transmet familialement. Il permet de rendre compte des résultats différentiels des élèves dans le système scolaire.

C. Les capitaux possédés définissent des positions sociales et des proximités dans l’espace sociale. Toutefois la constitution et la mobilisation de la classe n’est pas entièrement déductible de la seule proximité (cf. Boltanski, Les cadres).